Inutile de vous dire que j’aurais voulu être parmi vous, non seulement pour vous saluer, mais bien plus. Pour vous parler directement sans l’obligation de vous écrire, pour sentir cette spontanéité, pour ressentir l’émotion que les mots produisent, enfin pour vous remercier tous, chacun et chacune, pour nous embrasser tous ensemble, fortement, avec toute l’affection dont sont capables les être humains.
A vous tous, un peuple en voyage vers un rêve d’humanité, vers un lieu de justice imaginé, oubliant un moment vos engagements quotidiens et défiant aussi le mauvais temps [ndt*: ce mardi 5 octobre, il pleuvait aussi à Genève], je vous dis merci.
Le ciel est parcouru par de sombres nuages, la même onde noire qui traverse les ciels d’Europe, ces mêmes nuages qui empêchent de voir à l’horizon les sommets et les abîmes, les terres, les douleurs, les cruautés des nouvelles barbaries fascisantes.
Ici, sous cet horizon, les peuples existent, avec leurs souffrances, leurs luttes et leurs conquêtes. Parmi les petites choses de la vie quotidienne, des faits s’entremêlent avec des évènements politiques, les problèmes de toujours avec les menaces d’expulsion, les attentats, la mort, la répression.
Aujourd’hui, dans ce petit village du sud italien, une terre de souffrance, mais aussi de résistance et d’espoir, nous vivons un jour qui marquera l’histoire.
L’histoire, c’est nous-mêmes, avec nos choix, nos convictions, nos erreurs, nos idéaux, nos espoirs de justice, que personne ne pourra à jamais effacer.
Un jour viendra où il y aura plus de respect pour les droits humains, plus de paix que de guerres, plus d’égalité et de liberté que de barbarie. Où il n’y aura plus de personnes qui voyagent en business class et d’autres entassées comme de la marchandise humaine en provenance de ports coloniaux, accrochées aux vagues des mers de la haine.
En lien avec ma situation personnelle et mes péripéties judiciaires, je n’ai pas beaucoup à ajouter. Je n’ai pas de rancœurs ni de revendications contre quiconque. Je voudrais néanmoins dire au monde entier que je n’ai pas de quoi avoir honte, rien à cacher. Je referai les mêmes choses, celles qui ont donné du sens à ma vie.
Je n’oublierai pas non plus cet immense fleuve de solidarité, vous resterez pour longtemps dans mon cœur.
Nous ne devons pas reculer, si nous restons uni·es et humains, nous pourrons caresser le rêve d’une utopie sociale.
Je vous souhaite d’avoir le courage même de rester seul·es et l’audace de rester ensemble, avec les mêmes valeurs.
Je vous souhaite de pouvoir être désobéissant·es toutes les fois où vous recevez des ordres qui humilient notre conscience.
Je vous souhaite de mériter l’appellation de rebelle, comme ceux et celles qui refusent d’oublier l’histoire dans cette période d’amnésie forcée.
Je vous souhaite d’être obstiné·es et de continuer à croire, même contre chaque évidence, qu’il vaut la peine d’être des hommes et des femmes.
Je vous souhaite de continuer à marcher, même après les chutes, les trahisons et les défaites, car l’histoire continue, même après nous; et même si elle s’arrête, ce n’est qu’un au revoir.
Nous devons nous souhaiter de maintenir vivante la certitude qu’il est possible d’être contemporains de toutes celles et tous ceux qui vivent animés par la volonté de justice et de beauté, où qu’ils et elles soient et vivent, parce que les cartes géographiques de l’âme et du temps n’ont pas de frontières.
«Mimmo» Lucano, ex-maire de Riace (Calabre), texte traduit par Rose et Florio Togni. Mimmo Lucano a été condamné à 13 ans et 11 mois de prison pour avoir fait renaître son village en accueillant des migrant-es.