On m’a demandé de parler des révisions récentes de la loi sur l’asile et
des perspectives de défense des requérants d’asile dans ce contexte.
L’énumération des différentes révisions serait fastidieuse et je préfère
y renoncer. On trouve tout ce qu’il faut sur le site de l’OSAR en particulier.
Sachez que, pour celle qui a sans doute le plus occupé les médias, l’abolition
de la désertion comme motif d’asile, le Tribunal administratif fédéral a déjà jugé
qu’il s’agissait d’une modification de pure forme qui n’aura pas d’impact dans
la pratique, parce que la désertion en soi n’a jamais été un motif d’asile. Ce
sont les risques de persécution en cas de désertion qui constituent les motifs
d’asile. (TAF, D-5699/2011, 01.05.2013)
Les deux changements les plus importants à mon avis sont la mise en
place de grands centres pour y concentrer les requérants d’asile sous
l’autorité et la gestion de l’ODM, et le blanc-seing accordé au gouvernement
pour faire des « test » de procédure sur les requérants d’asile, au
besoin en violant les lois en vigueur[1].
Lorsque le parlement donne, en adoptant une loi, tous les pouvoirs au
gouvernement de légiférer et de fabriquer ses propres lois, on appelle cela
« l’Etat d’exception ». L’Etat d’exception, dans la tradition philosophico-juridique
et politique, est envisagé lorsque les institutions fondées par la Constitution
ne sont plus en mesure de fonctionner pour cause de guerre ou de troubles
graves, et que, pour sauver l’intégrité de l’Etat, le parlement reconnaît son
impuissance et donne les pleins pouvoirs au gouvernement pour agir vite et dans
l’urgence d’une situation perçue comme catastrophique.
Qu’y a-t-il donc de si catastrophique dans le domaine de l’asile, qui
pousse le parlement à remettre les pleins pouvoirs au Conseil fédéral,
c’est-à-dire à l’ODM, à l’administration directement concernée ?
Je dirais que c’est très probablement la démocratie, car c’est précisément
contre la démocratie qu’est dirigé l’Etat d’exception. Le but est de créer une
autorité possédant tous les pouvoirs, sans partage et sans appel, une autorité
omnipotente, qui ne tolère aucune intervention extérieure dans le domaine qui
lui a été attribué en propre, en l’occurrence, l’asile. C’est-à-dire que
l’objectif est de détruire le principe même de la démocratie dans l’asile.
L’ODM donc devient une autorité omnipotente. Les révisions de la loi sur
l’asile tendent à lui accorder non seulement tous les pouvoirs juridiques et
politiques, c’est-à-dire aussi sur la définition elle-même de l’asile et sur
les options à suivre en la matière, mais également tous les pouvoirs pratiques,
ceux d’agir effectivement, concrètement sur la matière à traiter : les
requérants d’asile.
Les nouveaux centres fédéraux que l’ODM s’active à mettre en place
seront des espaces clos, séparés de la société civile, éloignés de l’opinion
publique, fermés à la démocratie, que l’autorité va s’approprier. L’ODM va
pouvoir agir sur les requérants d’asile comme un propriétaire de ce groupe de
personnes et comme le détenteur exclusif de l’asile. L’autorité va décider des
lieux d’hébergement des gens, des modalités d’hébergement, des horaires du
lever et du coucher, des heures de repas, du contenu des repas, et de toute la
discipline de ces centres c’est-à-dire de toute la vie des gens pendant le
temps où ils seront sous son emprise. L’ODM va pouvoir décider exclusivement,
sans partage, qui est un réfugié, qui ne l’est pas, qui est renvoyé en Italie,
qui est un bon requérant d’asile, qui est un mauvais requérant d’asile ou un
faux requérant, dans ces vastes centres de tri des personnes selon les critères
et les catégories définis par l’autorité.
Y a-t-il une défense possible des migrants dans un tel contexte ?
Il faut d’abord bien comprendre que la défense possible ne se trouve pas dans
les arcanes de la loi, parce que la loi sur l’asile est faite sur mesure par
l’ODM qui rédige lui-même les propositions de révisions pour le Conseil fédéral
et qui introduit donc naturellement dans la loi toutes les bases légales sur
lesquelles l’autorité va appuyer, fonder ou justifier son large pouvoir de
décision. La loi sur l’asile aujourd’hui ne représente que les intérêts de
l’administration à peu de choses près, et les requérants d’asile n’y trouveront
aucun droit en leur faveur. Ils ne pourront invoquer aucun droit pour défendre
leur besoin de protection. Ils sont entièrement dépendants du bon vouloir et
des décisions des autorités en ce qui concerne les critères d’appréciation de
leur situation.
La défense juridique rejoint donc de plus en plus la défense politique
finalement, pas dans ses modalités où le juriste est toujours celui qui rédige
les actes de procédure tandis que le militant est plutôt celui qui conteste,
dans l’espace public. Ils se rejoignent en ce sens qu’ils doivent résoudre le
même problème, qui n’est plus de déterminer dans chaque cas par quels arguments
particuliers on pourra défendre telle ou telle situation individuelle, mais qui
est de rechercher les moyens de renverser le caractère total du pouvoir de
l’autorité administrative, dans le but de rétablir un espace de discussion
démocratique sur les requérants d’asile et la politique d’accueil des migrants
en Suisse. C’est un problème global, institutionnel, qui affecte toutes les
couches de la société impliquées dans le soutien aux demandeurs d’asile, de
trouver la porte d’entrée pour rétablir une table de discussion équilibrée,
avec les autorités, où on pourra entendre d’autres réponses à nos questions ou
à nos arguments que celle que nous n’avons que trop entendue ces 5 ou 6
dernières années (depuis 2008) que « c’est la loi ».
Non, l’asile, ce n’est pas la loi. La démocratie, ce n’est pas la loi
non plus, pas même lorsqu’elle est approuvée en référendum à 78%. La démocratie
nous dit Jacques Rancière dans « La
haine de la démocratie », c’est l’absence d’autorité, la non-autorité,
la liberté d’exister ou l’existence libre, en dehors des injonctions, de la
discipline ou des critères de l’autorité. La démocratie c’est l’existence
autonome, selon ses propres critères, ses propres choix lesquels se
construisent ou se définissent au gré des circonstances par la discussion
permanente autour de ces choix. C’est donc, d’une manière ou d’une autre, la
participation de tous les acteurs au processus d’accueil, quels qu’ils
soient : les bénévoles, les voisins, les militants, les médecins, les
membres des églises, les employeurs, les enseignants, toute personne
intéressée, quelle que soit son étiquette, qui défend les valeurs auxquelles
elle adhère.
La démocratie, nous dit la Cour européenne des droits de l’homme[2],
c’est l’aptitude à prendre en compte l’avis, ou l’opinion, ou les intérêts des
minorités. En démocratie, il est sans importance qu’une loi soit approuvée à
78% des votants. Cela n’est jamais une justification du pouvoir total de
l’autorité, la démocratie n’étant pas un régime politique en particulier et ne
se définissant ni par la loi, ni par le référendum. Elle se définit par le
respect de la dignité et de la liberté de chacun.
La défense des requérants d’asile aujourd’hui c’est contester l’autorité
de la loi sur l’asile, contester le droit de la loi de définir catégoriquement
la façon dont on choisi qui est réfugié ou qui ne l’est pas, qui a droit à un
statut et qui n’y a pas droit. C’est contester le droit de l’autorité, de l’ODM
ou des autorités cantonales, de désigner de manière exclusive et sans partage
qui a droit, qui n’a pas droit ; c’est contester le droit de l’autorité de
décider de tout sur tout et c’est revendiquer, contre toutes les évidences, que
nous avons le droit de donner notre opinion, de critiquer le point de vue de
l’administration, de défendre nos valeurs et de participer activement à la
définition de l’asile.
Et donc, nous les mandataires, nous avons de plus en plus de mal à
répondre aux intervenants qui nous appellent chaque jour et qui nous
demandent : « mais, est-ce qu’on peut encore faire quelque chose pour
cette famille ? » Aujourd’hui, la réponse juridique à cette question
est « Non, on ne peut plus rien faire ». C’est la réponse
totalitaire, celle où l’autorité, s’appuyant sur la loi qui lui donne tous les pouvoirs,
décide de tout sur tout et devient propriétaire de la procédure. Celle où pour
chaque demande de réexamen, l’ODM répond négativement en trois jours et facture
600 frs au requérant d’asile, quels que soient les arguments, y compris les
motifs médicaux. A nos interlocuteurs qui demandent « est-ce qu’on peut
encore ? », nous devons répondre, parce que nous connaissons la loi, contre
notre propre gré, « non, on ne peut plus ». Après, nous essayons de
leur suggérer, devant l’impasse, de faire une lettre à l’autorité, n’importe
laquelle, parce que le problème est politique, de contestation de l’évaluation,
de l’appréciation ou de la décision des autorités, ce n’est pas un problème
juridique, de compréhension ou d’interprétation de la loi. Et là on nous
demande : « Mais, à quoi ça sert ? ». Je ne sais pas à quoi
« ça sert ». La politique, ce n’est pas fait pour que « ça
serve ». C’est fait pour être porteuse de valeurs, de représentations que
nous avons du juste et de l’injuste, de la dignité et de l’indignité, de la
nécessité de défendre nos libertés et celles des personnes que nous soutenons
contre l’emprise de l’autorité administrative. Ce n’est pas important à quoi ça
sert. Donnons-lui le sens que nous voudrons, n’attendons pas que ce soit
l’autorité qui donne du sens à ce que nous faisons pour la défense des gens. Nous
donnons nous-mêmes du sens à nos propres actes.
Aujourd’hui, les clés de la défense des migrants se trouvent peut-être
dans la littérature sur la résistance civile. Cette littérature, appliquée au
droit d’asile nous dirait ceci : les arguments de l’ODM ou ceux du TAF
n’ont aucune importance fondamentale en soi, s’ils ne rencontrent pas
l’adhésion de leurs destinataires et si le résultat de leurs décisions paraît
immoral ou d’une manière ou d’une autre, insoutenable. Nous devons conserver toute
l’intégrité de notre point de vue sur les gens que nous côtoyons, et nous dire que
les raisons pour lesquelles les autorités ont rejeté telle ou telle demande de
protection ne sont jamais ni essentielles, ni définitives. Elles ne se
rattachent à aucune justification en rapport avec les valeurs. Ce ne sont que
des raisons totalitaires, c’est-à-dire purement administratives ou purement
politiques au sens de la propagande que l’ODM mène contre les requérants
d’asile. Pour les mêmes raisons, ce que dit la loi est sans importance. Nous
devons défendre notre perception de la société dans laquelle nous voulons
vivre. C’est cela qui nous donne des arguments et qui suffit en soi, comme
justification de nos actions.
Karine Povlakic, septembre 2013
[1] Article 112b al. 2
LAsi : Le Conseil fédéral règle les modalités des phases de test par
voie d’ordonnance. Ce faisant, il peut déroger à la présente loi et à la LEtr
pour ce qui a trait à l’aménagement de la procédure d’asile de première
instance et de la procédure de renvoi, ainsi qu’aux questions financières y
afférentes.