mardi 29 octobre 2013

Intervention de Karine Povlakic au forum de Solidarité sans frontières, 28 septembre 2013


On m’a demandé de parler des révisions récentes de la loi sur l’asile et des perspectives de défense des requérants d’asile dans ce contexte. 
L’énumération des différentes révisions serait fastidieuse et je préfère y renoncer. On trouve tout ce qu’il faut sur le site de l’OSAR en particulier. Sachez que, pour celle qui a sans doute le plus occupé les médias, l’abolition de la désertion comme motif d’asile, le Tribunal administratif fédéral a déjà jugé qu’il s’agissait d’une modification de pure forme qui n’aura pas d’impact dans la pratique, parce que la désertion en soi n’a jamais été un motif d’asile. Ce sont les risques de persécution en cas de désertion qui constituent les motifs d’asile. (TAF, D-5699/2011, 01.05.2013)
Les deux changements les plus importants à mon avis sont la mise en place de grands centres pour y concentrer les requérants d’asile sous l’autorité et la gestion de l’ODM, et le blanc-seing accordé au gouvernement pour faire des « test » de procédure sur les requérants d’asile, au besoin en violant les lois en vigueur[1].
Lorsque le parlement donne, en adoptant une loi, tous les pouvoirs au gouvernement de légiférer et de fabriquer ses propres lois, on appelle cela « l’Etat d’exception ». L’Etat d’exception, dans la tradition philosophico-juridique et politique, est envisagé lorsque les institutions fondées par la Constitution ne sont plus en mesure de fonctionner pour cause de guerre ou de troubles graves, et que, pour sauver l’intégrité de l’Etat, le parlement reconnaît son impuissance et donne les pleins pouvoirs au gouvernement pour agir vite et dans l’urgence d’une situation perçue comme catastrophique.
Qu’y a-t-il donc de si catastrophique dans le domaine de l’asile, qui pousse le parlement à remettre les pleins pouvoirs au Conseil fédéral, c’est-à-dire à l’ODM, à l’administration directement concernée ?
Je dirais que c’est très probablement la démocratie, car c’est précisément contre la démocratie qu’est dirigé l’Etat d’exception. Le but est de créer une autorité possédant tous les pouvoirs, sans partage et sans appel, une autorité omnipotente, qui ne tolère aucune intervention extérieure dans le domaine qui lui a été attribué en propre, en l’occurrence, l’asile. C’est-à-dire que l’objectif est de détruire le principe même de la démocratie dans l’asile.
L’ODM donc devient une autorité omnipotente. Les révisions de la loi sur l’asile tendent à lui accorder non seulement tous les pouvoirs juridiques et politiques, c’est-à-dire aussi sur la définition elle-même de l’asile et sur les options à suivre en la matière, mais également tous les pouvoirs pratiques, ceux d’agir effectivement, concrètement sur la matière à traiter : les requérants d’asile.
Les nouveaux centres fédéraux que l’ODM s’active à mettre en place seront des espaces clos, séparés de la société civile, éloignés de l’opinion publique, fermés à la démocratie, que l’autorité va s’approprier. L’ODM va pouvoir agir sur les requérants d’asile comme un propriétaire de ce groupe de personnes et comme le détenteur exclusif de l’asile. L’autorité va décider des lieux d’hébergement des gens, des modalités d’hébergement, des horaires du lever et du coucher, des heures de repas, du contenu des repas, et de toute la discipline de ces centres c’est-à-dire de toute la vie des gens pendant le temps où ils seront sous son emprise. L’ODM va pouvoir décider exclusivement, sans partage, qui est un réfugié, qui ne l’est pas, qui est renvoyé en Italie, qui est un bon requérant d’asile, qui est un mauvais requérant d’asile ou un faux requérant, dans ces vastes centres de tri des personnes selon les critères et les catégories définis par l’autorité.
Y a-t-il une défense possible des migrants dans un tel contexte ? Il faut d’abord bien comprendre que la défense possible ne se trouve pas dans les arcanes de la loi, parce que la loi sur l’asile est faite sur mesure par l’ODM qui rédige lui-même les propositions de révisions pour le Conseil fédéral et qui introduit donc naturellement dans la loi toutes les bases légales sur lesquelles l’autorité va appuyer, fonder ou justifier son large pouvoir de décision. La loi sur l’asile aujourd’hui ne représente que les intérêts de l’administration à peu de choses près, et les requérants d’asile n’y trouveront aucun droit en leur faveur. Ils ne pourront invoquer aucun droit pour défendre leur besoin de protection. Ils sont entièrement dépendants du bon vouloir et des décisions des autorités en ce qui concerne les critères d’appréciation de leur situation.
La défense juridique rejoint donc de plus en plus la défense politique finalement, pas dans ses modalités où le juriste est toujours celui qui rédige les actes de procédure tandis que le militant est plutôt celui qui conteste, dans l’espace public. Ils se rejoignent en ce sens qu’ils doivent résoudre le même problème, qui n’est plus de déterminer dans chaque cas par quels arguments particuliers on pourra défendre telle ou telle situation individuelle, mais qui est de rechercher les moyens de renverser le caractère total du pouvoir de l’autorité administrative, dans le but de rétablir un espace de discussion démocratique sur les requérants d’asile et la politique d’accueil des migrants en Suisse. C’est un problème global, institutionnel, qui affecte toutes les couches de la société impliquées dans le soutien aux demandeurs d’asile, de trouver la porte d’entrée pour rétablir une table de discussion équilibrée, avec les autorités, où on pourra entendre d’autres réponses à nos questions ou à nos arguments que celle que nous n’avons que trop entendue ces 5 ou 6 dernières années (depuis 2008) que « c’est la loi ».
Non, l’asile, ce n’est pas la loi. La démocratie, ce n’est pas la loi non plus, pas même lorsqu’elle est approuvée en référendum à 78%. La démocratie nous dit Jacques Rancière dans « La haine de la démocratie », c’est l’absence d’autorité, la non-autorité, la liberté d’exister ou l’existence libre, en dehors des injonctions, de la discipline ou des critères de l’autorité. La démocratie c’est l’existence autonome, selon ses propres critères, ses propres choix lesquels se construisent ou se définissent au gré des circonstances par la discussion permanente autour de ces choix. C’est donc, d’une manière ou d’une autre, la participation de tous les acteurs au processus d’accueil, quels qu’ils soient : les bénévoles, les voisins, les militants, les médecins, les membres des églises, les employeurs, les enseignants, toute personne intéressée, quelle que soit son étiquette, qui défend les valeurs auxquelles elle adhère.
La démocratie, nous dit la Cour européenne des droits de l’homme[2], c’est l’aptitude à prendre en compte l’avis, ou l’opinion, ou les intérêts des minorités. En démocratie, il est sans importance qu’une loi soit approuvée à 78% des votants. Cela n’est jamais une justification du pouvoir total de l’autorité, la démocratie n’étant pas un régime politique en particulier et ne se définissant ni par la loi, ni par le référendum. Elle se définit par le respect de la dignité et de la liberté de chacun.
La défense des requérants d’asile aujourd’hui c’est contester l’autorité de la loi sur l’asile, contester le droit de la loi de définir catégoriquement la façon dont on choisi qui est réfugié ou qui ne l’est pas, qui a droit à un statut et qui n’y a pas droit. C’est contester le droit de l’autorité, de l’ODM ou des autorités cantonales, de désigner de manière exclusive et sans partage qui a droit, qui n’a pas droit ; c’est contester le droit de l’autorité de décider de tout sur tout et c’est revendiquer, contre toutes les évidences, que nous avons le droit de donner notre opinion, de critiquer le point de vue de l’administration, de défendre nos valeurs et de participer activement à la définition de l’asile.
Et donc, nous les mandataires, nous avons de plus en plus de mal à répondre aux intervenants qui nous appellent chaque jour et qui nous demandent : « mais, est-ce qu’on peut encore faire quelque chose pour cette famille ? » Aujourd’hui, la réponse juridique à cette question est « Non, on ne peut plus rien faire ». C’est la réponse totalitaire, celle où l’autorité, s’appuyant sur la loi qui lui donne tous les pouvoirs, décide de tout sur tout et devient propriétaire de la procédure. Celle où pour chaque demande de réexamen, l’ODM répond négativement en trois jours et facture 600 frs au requérant d’asile, quels que soient les arguments, y compris les motifs médicaux. A nos interlocuteurs qui demandent « est-ce qu’on peut encore ? », nous devons répondre, parce que nous connaissons la loi, contre notre propre gré, « non, on ne peut plus ». Après, nous essayons de leur suggérer, devant l’impasse, de faire une lettre à l’autorité, n’importe laquelle, parce que le problème est politique, de contestation de l’évaluation, de l’appréciation ou de la décision des autorités, ce n’est pas un problème juridique, de compréhension ou d’interprétation de la loi. Et là on nous demande : « Mais, à quoi ça sert ? ». Je ne sais pas à quoi « ça sert ». La politique, ce n’est pas fait pour que « ça serve ». C’est fait pour être porteuse de valeurs, de représentations que nous avons du juste et de l’injuste, de la dignité et de l’indignité, de la nécessité de défendre nos libertés et celles des personnes que nous soutenons contre l’emprise de l’autorité administrative. Ce n’est pas important à quoi ça sert. Donnons-lui le sens que nous voudrons, n’attendons pas que ce soit l’autorité qui donne du sens à ce que nous faisons pour la défense des gens. Nous donnons nous-mêmes du sens à nos propres actes.
Aujourd’hui, les clés de la défense des migrants se trouvent peut-être dans la littérature sur la résistance civile. Cette littérature, appliquée au droit d’asile nous dirait ceci : les arguments de l’ODM ou ceux du TAF n’ont aucune importance fondamentale en soi, s’ils ne rencontrent pas l’adhésion de leurs destinataires et si le résultat de leurs décisions paraît immoral ou d’une manière ou d’une autre, insoutenable. Nous devons conserver toute l’intégrité de notre point de vue sur les gens que nous côtoyons, et nous dire que les raisons pour lesquelles les autorités ont rejeté telle ou telle demande de protection ne sont jamais ni essentielles, ni définitives. Elles ne se rattachent à aucune justification en rapport avec les valeurs. Ce ne sont que des raisons totalitaires, c’est-à-dire purement administratives ou purement politiques au sens de la propagande que l’ODM mène contre les requérants d’asile. Pour les mêmes raisons, ce que dit la loi est sans importance. Nous devons défendre notre perception de la société dans laquelle nous voulons vivre. C’est cela qui nous donne des arguments et qui suffit en soi, comme justification de nos actions.
Karine Povlakic, septembre 2013


[1] Article 112b al. 2 LAsi : Le Conseil fédéral règle les modalités des phases de test par voie d’ordonnance. Ce faisant, il peut déroger à la présente loi et à la LEtr pour ce qui a trait à l’aménagement de la procédure d’asile de première instance et de la procédure de renvoi, ainsi qu’aux questions financières y afférentes.
[2] Bayatan c. Arménie, requête n°23459/03, arrêt du 7 juillet 2011, § 126

mardi 8 octobre 2013

Au pain sec et à l'eau!


3 octobre 2013 Monsieur Rodovan est un homme dans la cinquantaine souffrant de diabète. L’EVAM l’a placé en hébergement dans un abri antiatomique, lieu inapproprié pour toute personne souffrant de troubles médicaux. L’abri est humide et mal aéré, éclairé aux néons. Tous les dortoirs sont communs à trois étages de couches de lits superposés. La promiscuité empêche de se reposer ou de dormir correctement et les sanitaires ne sont pas propres. L’abri étant fermé pendant la journée, Monsieur Rodovan est condamné à errer dans les rues sans but, par tous les temps.

Sur une demande d’allocation d’un logement approprié, déposée en août, l’EVAM a réagi en plaçant Monsieur Rodovan au sleep-in de Morges.

Au sleep-in, le dortoir héberge 10 à 12 personnes. Les mauvaises odeurs y sont insoutenables et le bruit permanent, ce qui empêche de dormir. Il n’est pas possible d’ouvrir les fenêtres qui sont condamnées, de sorte que la pièce ne peut pas être aérée.

Monsieur Rodovan y reçoit une nourriture incompatible avec son état de santé. Le matin, on sert de la margarine avec de la confiture et du pain blanc. Il reçoit un sandwich pour le midi et il y a de nouveau de la margarine avec de la confiture et du pain blanc le soir, avec du thé, du lait ou du café. Monsieur Rodovan ne reçoit donc pratiquement rien à manger qui soit compatible avec son état de santé. Il souffre de la faim et d’une dégradation de son état de santé.

Par ailleurs, Monsieur Rodovan n’a pas reçu de savon, ni de dentifrice, ni de brosse à dents, ni de rasoir, ni aucun article d’hygiène, ce qui est indigne de la personne humaine et contraire au droit fondamental au minimum vital au sens de l’article 12 Cst, lequel garantit à chacun de vivre de manière décente. La vie n’est pas décente sans un minimum d’hygiène corporelle.

Il n’y a au sleep-in aucune personne à qui adresser ses plaintes. Monsieur Rodovan doit se débrouiller seul pour se procurer de quoi se laver et laver son linge, alors qu’il est expulsé du sleep-in tous les matins après le petit déjeuner, qu’il doit quitter avec toutes ses affaires qu’il n’a pas le droit de laisser au sleep-in, et qu’il ne reçoit aucun argent. Il ne peut acheter de lui-même aucune nourriture ni aucun produit d’hygiène.

Pendant la journée, il n’a nulle part où se reposer, le sleep-in étant fermé de 9h à 18h. Sa maladie lui occasionne de la fatigue et il est particulièrement pénible pour lui de devoir errer dans les rues toute la journée, sans but, sans lieu de repos, sans accès aux sanitaires, à souffrir du temps qu’il fait ainsi que d’un état de misère et de complète désocialisation.

Monsieur Rodovan est victime de traitements contraires à l’interdiction de la torture au sens de l’article 3 CEDH. La Cour européenne des droits de l’homme a en effet déjà jugé qu’une nourriture insuffisante est indigne de la personne humaine et est un mauvais traitement (Tabesh c. Grèce, requête n°8256/07, arrêt du 26 septembre 2009). Lorsque le régime alimentaire n’est pas compatible avec l’état de santé, il s’agit d’un traitement dégradant (Gorodnitchev c. Russie, requête n°52058/99, arrêt du 24 mai 2007). Les conditions d’hébergement doivent être compatibles avec la dignité humaine et préserver la santé et le bien-être de la personne assignée à un lieu de séjour (Paladi c. Moldova, requête n°39806/05, arrêt de la Grande chambre du 10 mars 2009). Enfin, les personnes dépendantes de l’aide des autorités pour leur survie doivent être correctement et individuellement renseignées de la façon dont elles peuvent avoir accès aux biens de première nécessité (Gebremedhin c. France, requête n°25389/05, arrêt du 26 avril 2007).

Apparemment, dans le cas d’espèce, l’EVAM n’a pas renseigné correctement Monsieur Rodovan sur les horaires de distribution du repas du soir, ni sur la personne à qui adresser sa demande de produits d’hygiène, et ne s’est pas soucié de son accès effectif au minimum vital. Le simple affichage des horaires, par exemple, n’est pas conforme aux obligations de l’autorité d’assurer concrètement l’accès aux biens de première nécessité, si le requérant, après plusieurs semaines de séjour au sleep-in, n’a toujours pas eu accès aux repas du soir et n’a pas de savon pour se laver.