29
août 2019
« J’ai déposé une demande
d’asile en Suisse en novembre 2014 après avoir été autorisé par le SEM à venir,
muni d’un visa humanitaire, depuis l’Israël. C’est ma sœur et mon frère
réfugiés en Suisse qui avaient fait les démarches.
Je
suis né en Érythrée. Je suis marié depuis avril 2001 et père de deux enfants.
J’avais suivi l’école technique pendant trois ans puis j’ai reçu une formation
militaire. J’ai été soldat de 2006 à juin 2010, au 27ème régiment.
En
décembre 2002, j’avais fui mon pays une première fois. J’ai été attrapé par la
police à Djibouti presque immédiatement, enfermé pendant trois jours et refoulé
en Érythrée, à Assab. Là, j’ai été remis à la marine érythréenne. Ils m’ont
enfermé et frappé à la tête et aux oreilles. Depuis, je souffre de surdité et
de douleurs à la tête. J’ai été détenu pendant trois ans puis renvoyé dans mon
unité. Là, j’ai été forcé de travailler dans les champs. Je n’étais pas
autorisé à voir ma famille. J’ai quitté le pays le 8 juin 2010 par la frontière
éthiopienne, à pieds. Entre septembre 2010 et novembre 2014, j’étais en Israël.
J’avais un papier renouvelable tous les mois, mais pas de travail ni de moyens
pour vivre. C’était très dur.
J’ai
expliqué dans mon audition qu’après mon refoulement de Djibouti, les soldats
m’accusaient d’avoir fui avec un passeur alors que je leur disais la vérité,
que j’étais parti à pieds. J’ai été battu à coups de matraque sur tout le
corps, même sur la tête, et frappé à coups de pieds et de genoux. Lorsque je
faiblissais, ils me laissaient par terre en disant que je pouvais réfléchir et
ils revenaient plusieurs heures après et ils recommençaient.
J’ai
été emprisonné pendant un an et quelques dans la prison à Dahelak, puis
transféré dans la prison de Gadem en mars 2003, où je travaillais dans la
construction, sans être payé, jusqu’à fin 2005.
La
prison de Dahelak était sur une île. Nous étions enfermés dans trois hangars
qui devaient contenir chacun entre 150 et 250 prisonniers. C’était des
constructions en tôle, en longueur, sans fenêtre, avec une seule entrée, et il
faisait extrêmement chaud à l’intérieur. On devait dormir par terre sur des nattes,
alignés le long des murs. Nous sortions le matin et le soir pour faire nos
besoins dans une espèce de fosse commune, devant tout le monde et sans aucune
intimité. Beaucoup avaient des diarrhées et les risques de contagion étaient
énormes. Il n’y avait pas de médecin ni de médicaments et certains mouraient
des fièvres, des infections et des piqûres d’insectes. Moi-même j’ai été malade
trois fois. Nous étions très mal nourris et l’eau qu’on nous donnait à boire
était sale. Nous recevions une espèce de thé le matin et un bout de pain, des
lentilles à midi et le soir ou des fois seulement une espèce de liquide sans
lentilles dedans. On n’avait pas de quoi se doucher et nous portions toujours
le même vêtement, une combinaison, qu’on enlevait sous la tôle à cause de la
trop forte chaleur. À l’occasion il pleuvait ce qui laissait des flaques
pendant quelques heures sur le terrain caillouteux de l’île et c’étaient les
seules occasions où on pouvait un peu se rincer. Il y avait de la vermine
partout à cause de la chaleur, du surpeuplement et de l’absence totale
d’hygiène. Nous étions piqués de partout, sur tout le corps, tout le temps.
Nous
étions humiliés comme des moins que rien. Il n’y avait aucun respect. Ils nous
disaient de toujours regarder par terre pour nous rabaisser et nous punissaient
si nous désobéissions. Des fois, je levais les yeux et les soldats me
frappaient à coups de bâton.
Je
suis tombé malade. J’ai eu la diarrhée avec du sang et une infection. J’étais
tellement mal que je pensais que j’allais perdre mes boyaux. D’autres
prisonniers sont morts des suites de ces maladies.
Certains
essayaient de s’enfuir. Une fois rattrapés, ils étaient attachés dans la
position dite de « l’hélicoptère » puis leur corps jeté après leur
décès. Le sol aride et caillouteux était trop dur pour être creusé et les corps
étaient simplement mis sur le sol, recouverts de pierres.
Quand
les gens venaient interroger les prisonniers, ils les tapaient tellement fort
que la peau du dos partait en lambeaux. C’était horrible.
L’autre
prison, la prison de Gadem, était un endroit à ciel ouvert clôturé par des
ronces. Nous mettions un drap au-dessus de notre tête pour nous protéger du
soleil pendant les repas. Nous étions forcés de travailler 12 heures par jour et
nous avons construit 6 bâtiments.
À
la division 27, je ne pouvais pas occuper un poste de soldat à cause de ma
surdité, et je devais travailler dans les champs, pour les brigades du
bataillon. Les travailleurs étaient tout le temps surveillés par des
militaires. Le soir nous dormions à la belle étoile tandis que la tente
contenait nos affaires. Je me suis enfui une nuit en rampant. Après avoir
franchi le poste de grade, j’ai marché pendant deux heures et j’ai atteint les
tranchées puis la frontière.
Chez
nous, le gouvernement ne respecte pas la loi, ni la constitution, et il
gouverne comme il veut.
J’ai
laissé ma famille derrière moi. Je n’ai pas vu grandir mes enfants.
J’essaye
d’oublier, mais c’est très dur. Tout me revient quand je parle de cela alors
que je ne veux plus avoir de souvenirs. Je me demande toujours « pourquoi
ils m’ont fait ça ? ». Je n’ai pas trahi, ni volé ni fait de la
politique. J’ai seulement quitté l’Érythrée parce que ma vie était impossible,
cloîtrée et sans perspectives. J’ai du mal à dormir et j’ai des cauchemars.
Heureusement je travaille et ça m’aide à surmonter. Mais ma famille est dans un
camp en Ethiopie et c’est un autre malheur de ma vie, que je ne peux pas être
avec eux et que je ne peux pas vivre avec mes enfants. Ma vie est très triste
et injuste et j’ai vécu beaucoup de choses qui donnent envie de mourir. Des
fois, la nuit quand je suis seul, j’ai l’impression que je suis toujours là-bas
et qu’on va m’appeler pour l’interrogatoire. C’est très angoissant. C’est comme
si je ne pouvais pas me détacher de mon passer. Avoir ma famille auprès de moi
m’aiderait à retrouver le goût de vivre. Je ne dors jamais plus que deux ou
trois heures par nuit. Des fois, je pense que ma vie a été si pénible qu’elle
ne durera pas longtemps. J’ai la vue qui baisse aussi à cause d’un coup que
j’ai reçu sur la tête quand j’étais sur l’île. Je n’ai pas reçu de soins et
j’ai eu la fièvre pendant plusieurs jours. J’ai du mal à me concentrer et les
gens doivent me parler fort, sinon je n’entends pas.
À
Dahelak, nous étions forcés de nous occuper des prisonniers décédés de ces
mauvaises conditions de vie et cela aussi, ça me remonte dans mes souvenirs. Il
fallait transporter leur corps et le poser dans un endroit, puis le recouvrir
de pierres. Il n’y avait pas de cimetière parce que le terrain caillouteux était
impossible à creuser. Il n’y avait pas même de sable. J’ai participé à
l’ensevelissement de cette façon de quatre codétenus. Un autre était mort battu
par les soldats avant notre départ vers l’île, alors que nous étions détenus
quelques jours à Ada Beito. De là nous avons été transportés sur des petits
bateaux. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait du corps. De l’île, il n’y avait
aucun moyen d’échapper. Nous étions trop loin de la côte et trop faibles.
Ma
demande d’asile a été rejetée par le SEM en juin 2016, soi-disant que je ne
risque rien en retournant dans mon pays, alors que je n’ai pas connu la liberté
depuis la fin de l’école et que je ne suis pas même libre de vivre dans ma
maison.
J’ai
fait une demande de réexamen il n’y a pas longtemps, mais le SEM a répondu que
ma demande ne vaut même pas la peine d’être examinée et l’a radiée sans suite.
Je n’ai pas de permis et je n’ai pas le droit de rester ici ni de reconstruire
ma vie. J’ai très peu d’argent car je n’ai pas le droit de travailler,
seulement de faire des programmes d’occupation donnés par l’EVAM. C’est aussi
l’EVAM qui décide où je dois habiter et c’est toujours dans des centres
collectifs précaires avec plein d’autres gens désoeuvrés comme moi. Nous
risquons souvent d’être arrêtés par la police dans la rue, fouillés, emmenés,
détenus et condamnés à des peines pécuniaires ou de prison pour « séjour
illégal ». Ma vie ici n’est pas facile non plus et je ne vois pas le bout
du tunnel. »
Pour citer ou reproduire cet article : Les Erythréens dans l'étau, article publié par Droit de rester pour tou.te.s, septembre 2019 http://droit-de-rester.blogspot.com/
Pour citer ou reproduire cet article : Les Erythréens dans l'étau, article publié par Droit de rester pour tou.te.s, septembre 2019 http://droit-de-rester.blogspot.com/