jeudi 5 septembre 2019

Les Érythréens dans l’étau




29 août 2019             
« J’ai déposé une demande d’asile en Suisse en novembre 2014 après avoir été autorisé par le SEM à venir, muni d’un visa humanitaire, depuis l’Israël. C’est ma sœur et mon frère réfugiés en Suisse qui avaient fait les démarches.
Je suis né en Érythrée. Je suis marié depuis avril 2001 et père de deux enfants. J’avais suivi l’école technique pendant trois ans puis j’ai reçu une formation militaire. J’ai été soldat de 2006 à juin 2010, au 27ème régiment.
En décembre 2002, j’avais fui mon pays une première fois. J’ai été attrapé par la police à Djibouti presque immédiatement, enfermé pendant trois jours et refoulé en Érythrée, à Assab. Là, j’ai été remis à la marine érythréenne. Ils m’ont enfermé et frappé à la tête et aux oreilles. Depuis, je souffre de surdité et de douleurs à la tête. J’ai été détenu pendant trois ans puis renvoyé dans mon unité. Là, j’ai été forcé de travailler dans les champs. Je n’étais pas autorisé à voir ma famille. J’ai quitté le pays le 8 juin 2010 par la frontière éthiopienne, à pieds. Entre septembre 2010 et novembre 2014, j’étais en Israël. J’avais un papier renouvelable tous les mois, mais pas de travail ni de moyens pour vivre. C’était très dur.
J’ai expliqué dans mon audition qu’après mon refoulement de Djibouti, les soldats m’accusaient d’avoir fui avec un passeur alors que je leur disais la vérité, que j’étais parti à pieds. J’ai été battu à coups de matraque sur tout le corps, même sur la tête, et frappé à coups de pieds et de genoux. Lorsque je faiblissais, ils me laissaient par terre en disant que je pouvais réfléchir et ils revenaient plusieurs heures après et ils recommençaient.
J’ai été emprisonné pendant un an et quelques dans la prison à Dahelak, puis transféré dans la prison de Gadem en mars 2003, où je travaillais dans la construction, sans être payé, jusqu’à fin 2005.
La prison de Dahelak était sur une île. Nous étions enfermés dans trois hangars qui devaient contenir chacun entre 150 et 250 prisonniers. C’était des constructions en tôle, en longueur, sans fenêtre, avec une seule entrée, et il faisait extrêmement chaud à l’intérieur. On devait dormir par terre sur des nattes, alignés le long des murs. Nous sortions le matin et le soir pour faire nos besoins dans une espèce de fosse commune, devant tout le monde et sans aucune intimité. Beaucoup avaient des diarrhées et les risques de contagion étaient énormes. Il n’y avait pas de médecin ni de médicaments et certains mouraient des fièvres, des infections et des piqûres d’insectes. Moi-même j’ai été malade trois fois. Nous étions très mal nourris et l’eau qu’on nous donnait à boire était sale. Nous recevions une espèce de thé le matin et un bout de pain, des lentilles à midi et le soir ou des fois seulement une espèce de liquide sans lentilles dedans. On n’avait pas de quoi se doucher et nous portions toujours le même vêtement, une combinaison, qu’on enlevait sous la tôle à cause de la trop forte chaleur. À l’occasion il pleuvait ce qui laissait des flaques pendant quelques heures sur le terrain caillouteux de l’île et c’étaient les seules occasions où on pouvait un peu se rincer. Il y avait de la vermine partout à cause de la chaleur, du surpeuplement et de l’absence totale d’hygiène. Nous étions piqués de partout, sur tout le corps, tout le temps.
Nous étions humiliés comme des moins que rien. Il n’y avait aucun respect. Ils nous disaient de toujours regarder par terre pour nous rabaisser et nous punissaient si nous désobéissions. Des fois, je levais les yeux et les soldats me frappaient à coups de bâton.
Je suis tombé malade. J’ai eu la diarrhée avec du sang et une infection. J’étais tellement mal que je pensais que j’allais perdre mes boyaux. D’autres prisonniers sont morts des suites de ces maladies.
Certains essayaient de s’enfuir. Une fois rattrapés, ils étaient attachés dans la position dite de « l’hélicoptère » puis leur corps jeté après leur décès. Le sol aride et caillouteux était trop dur pour être creusé et les corps étaient simplement mis sur le sol, recouverts de pierres.
Quand les gens venaient interroger les prisonniers, ils les tapaient tellement fort que la peau du dos partait en lambeaux. C’était horrible.
L’autre prison, la prison de Gadem, était un endroit à ciel ouvert clôturé par des ronces. Nous mettions un drap au-dessus de notre tête pour nous protéger du soleil pendant les repas. Nous étions forcés de travailler 12 heures par jour et nous avons construit 6 bâtiments.
À la division 27, je ne pouvais pas occuper un poste de soldat à cause de ma surdité, et je devais travailler dans les champs, pour les brigades du bataillon. Les travailleurs étaient tout le temps surveillés par des militaires. Le soir nous dormions à la belle étoile tandis que la tente contenait nos affaires. Je me suis enfui une nuit en rampant. Après avoir franchi le poste de grade, j’ai marché pendant deux heures et j’ai atteint les tranchées puis la frontière.
Chez nous, le gouvernement ne respecte pas la loi, ni la constitution, et il gouverne comme il veut.
J’ai laissé ma famille derrière moi. Je n’ai pas vu grandir mes enfants.
J’essaye d’oublier, mais c’est très dur. Tout me revient quand je parle de cela alors que je ne veux plus avoir de souvenirs. Je me demande toujours « pourquoi ils m’ont fait ça ? ». Je n’ai pas trahi, ni volé ni fait de la politique. J’ai seulement quitté l’Érythrée parce que ma vie était impossible, cloîtrée et sans perspectives. J’ai du mal à dormir et j’ai des cauchemars. Heureusement je travaille et ça m’aide à surmonter. Mais ma famille est dans un camp en Ethiopie et c’est un autre malheur de ma vie, que je ne peux pas être avec eux et que je ne peux pas vivre avec mes enfants. Ma vie est très triste et injuste et j’ai vécu beaucoup de choses qui donnent envie de mourir. Des fois, la nuit quand je suis seul, j’ai l’impression que je suis toujours là-bas et qu’on va m’appeler pour l’interrogatoire. C’est très angoissant. C’est comme si je ne pouvais pas me détacher de mon passer. Avoir ma famille auprès de moi m’aiderait à retrouver le goût de vivre. Je ne dors jamais plus que deux ou trois heures par nuit. Des fois, je pense que ma vie a été si pénible qu’elle ne durera pas longtemps. J’ai la vue qui baisse aussi à cause d’un coup que j’ai reçu sur la tête quand j’étais sur l’île. Je n’ai pas reçu de soins et j’ai eu la fièvre pendant plusieurs jours. J’ai du mal à me concentrer et les gens doivent me parler fort, sinon je n’entends pas.
À Dahelak, nous étions forcés de nous occuper des prisonniers décédés de ces mauvaises conditions de vie et cela aussi, ça me remonte dans mes souvenirs. Il fallait transporter leur corps et le poser dans un endroit, puis le recouvrir de pierres. Il n’y avait pas de cimetière parce que le terrain caillouteux était impossible à creuser. Il n’y avait pas même de sable. J’ai participé à l’ensevelissement de cette façon de quatre codétenus. Un autre était mort battu par les soldats avant notre départ vers l’île, alors que nous étions détenus quelques jours à Ada Beito. De là nous avons été transportés sur des petits bateaux. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait du corps. De l’île, il n’y avait aucun moyen d’échapper. Nous étions trop loin de la côte et trop faibles.
Ma demande d’asile a été rejetée par le SEM en juin 2016, soi-disant que je ne risque rien en retournant dans mon pays, alors que je n’ai pas connu la liberté depuis la fin de l’école et que je ne suis pas même libre de vivre dans ma maison.
J’ai fait une demande de réexamen il n’y a pas longtemps, mais le SEM a répondu que ma demande ne vaut même pas la peine d’être examinée et l’a radiée sans suite. Je n’ai pas de permis et je n’ai pas le droit de rester ici ni de reconstruire ma vie. J’ai très peu d’argent car je n’ai pas le droit de travailler, seulement de faire des programmes d’occupation donnés par l’EVAM. C’est aussi l’EVAM qui décide où je dois habiter et c’est toujours dans des centres collectifs précaires avec plein d’autres gens désoeuvrés comme moi. Nous risquons souvent d’être arrêtés par la police dans la rue, fouillés, emmenés, détenus et condamnés à des peines pécuniaires ou de prison pour « séjour illégal ». Ma vie ici n’est pas facile non plus et je ne vois pas le bout du tunnel. »

Pour citer ou reproduire cet article : Les Erythréens dans l'étau, article publié par Droit de rester pour tou.te.s, septembre 2019 http://droit-de-rester.blogspot.com/


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