Ce texte du collectif Droit de rester a été publié par Le Courrier, le lundi 11 novembre, dans la rubrique Contre-champ.
Enfermer les indésirables
arbitrairement : du passé, vraiment ?
Le 2 septembre, la Commission
indépendante d’experts (CIE) Internements administratifs rendait son rapport :
jusqu’en 1981, plusieurs
« dizaines de milliers de personnes ont été placées
dans des établissements fermés alors qu’elles n’avaient commis aucun délit. Elles étaient le plus souvent internées sur
décision administrative, sans bénéficier des protections propres à une
procédure judiciaire, en raison de comportements ou de modes de vie jugés
déviants des normes dominantes en matière de travail, de
famille ou de sexualité. [1]»
Le grand mérite de cet important
travail de recherche, c’est d’avoir
montré à quel point ces internements ne sont pas un accident, mais sont
constitutifs de la structure de l’État suisse. Une mécanique extrêmement bien
rôdée et la collaboration de l’ensemble des acteurs et actrices de l’époque –
membres de l’administration
judiciaire et pénitentiaire, politicien∙ne∙s, mais également la
société civile restée majoritairement sourde et aveugle à ces pratiques – ont
rendu possibles des injustices présentées comme légales. En Suisse, la loi c’est la loi, et les droits individuels
viennent après – surtout les droits des plus faibles de la
société.
La CIE est extrêmement claire à
cet égard et parle de « culture d’aveuglement volontaire », du « large pouvoir discrétionnaire » des autorités, et de l’ « accommode[ment] à la
violation des droits des personnes concernées »[2].
Elle souligne « une culture juridique fondée sur la démocratie directe
mais peu sensible aux droits fondamentaux, une tendance au rejet des normes
internationales, un contrôle social étriqué soumis à la dictature d’un certain conformisme […] »[3].
Citons les derniers mots de ses
recommandations :
« Par sa diffusion, en
particulier auprès des personnes impliquées dans l’application des mesures privatives de
liberté et des autorités de surveillance, l’histoire de l’internement administratif produite par la CIE servira, nous l’espérons, à poursuivre une réflexion
critique sur les pratiques actuelles en la matière. Elle doit
inciter à ne jamais clore le questionnement quant aux rapports paradoxaux que
peuvent entretenir État de droit, justice et droits fondamentaux. »[4]
Ce souhait risque
malheureusement fort de rester lettre morte. Lors de la présentation du rapport
à la presse, les questions ont essentiellement porté sur les modalités d’indemnisation des victimes. Un point
certes délicat, mais qui ne doit pas faire perdre de vue l’essentiel : ces mécanismes de l’arbitraire ne se sont pas subitement arrêtés en 1981. On interne
toujours des personnes jugées indésirables en Suisse.
Notre collectif, avec d’autres, dénoncent depuis des années les
enfermements administratifs des étranger∙e∙s, débouté∙e∙s
de l’asile ou
sans-papiers. Ils et elles subissent les mêmes mécanismes étudiés dans ce
rapport : des autorités administratives toutes puissantes, qui ne prêtent
pas attention aux droits des personnes, avec le silence complice des
politiques, des médias et de la majorité de la population. Ces personnes sont
les nouveaux indésirables de la société[5].
À tel point indésirables que même la CIE, dans ses recommandations, est restée prudente sur ces
questions qui sont à peine effleurées dans le rapport – il est vrai que son
mandat s’arrêtait
à la date limite de 1981. Mais ensuite ? Arbitraire, violation des droits
fondamentaux, et stigmatisation sont le lot d’une grande partie des étranger∙e∙s qui vivent en Suisse. Leur
emprisonnement sert de mécanisme de contrôle sur leurs parcours : nombre d’entre eux et elles sont enfermé∙e∙s alors
même qu’elles n’ont aucun moyen de rentrer dans leur pays d’origine ; le séjour en prison doit les inciter à se conformer à ce
qu’on attend d’elles : disparaitre.
On nous objectera qu’on ne peut pas comparer les deux
situations : le contexte, les bases légales, les personnes concernées sont
différents. Certes, et même les types d’enfermement sont différents. Il y a la prison administrative en vue du
renvoi ; les enfermements lorsque les amendes pour « séjour
illégal », impossibles à payer avec l’aide d’urgence, sont converties en peine
de prison ; ou ceux de 24h ou de 48h, uniquement pour
exercer une pression au retour « volontaire », et accompagnés d’une amende de plusieurs centaines de
francs pour « séjour illégal » – comme cela se
pratique couramment à Zurich. Et puis il y a aussi un phénomène
beaucoup plus large, qui touche la grande majorité des personnes dont la
demande d’asile a été rejetée : l’assignation à des centres d’aide d’urgence.
Ces
centres ne sont pas qualifiés de prison en raison d’un tour de passe-passe dont l’administration helvétique est une championne : il est possible de les quitter de son
plein gré ; or, pour garder l’espoir d’une future régularisation et recevoir une aide minimale à la survie, il est obligatoire de rester inscrit·e dans le système
de l’asile, et par
conséquent d’accepter
de vivre dans un centre d’aide d’urgence. On ne les quitte en conséquent que pour disparaitre.
Dans ces centres, les mécanismes
de coercition rappellent singulièrement ceux en vigueur avant
1981 dans le cadre des internements administratifs. Deux points en particulier
font écho aux constatations de la CIE: la vie quotidienne régie par l’arbitraire, et les chicaneries visant à
casser l’insertion
sociale des débouté·e·s.
Le rapport final souligne l’arbitraire qui règnait sur la vie
quotidienne des détenu·e·s : accès à la nourriture et aux soins, réglementation des visites, obligation
ou possibilité du travail, tous ces aspects étaient fortement dépendants du bon
vouloir du personnel pénitentiaire. Il souligne un « système
peu transparent de privilèges et de punissions, qui
garantissait la discipline et la soumission »[6].
Aujourd’hui, dans
certains centres, il est exigé de se présenter à heure fixe, parfois deux fois
par jour, pour avoir le droit de manger. Dans d’autres, l’accès aux médecins ou à des médicaments est soumis au bon vouloir des
agents de sécurité. La sous-estimation des urgences a été souvent dénoncée,
avec parfois de graves conséquences sur la santé des gens[7].
Chaque centre a son règlement, et ses habitant·e·s
sont constamment soumis à l’arbitaire.
La CIE a également montré la
mécanique perverse qui visait, par la surveillance du courrier des détenu·e·s, à détruire les relations sociales entretenues en dehors des
prisons : en retenant les lettres témoignant de marques d’affection, en laissant passer celles
marquant des ressentiments, les autorités pénitentiaires n’ont pas hésité à intervenir dans la vie privée des interné·e·s,
compromettant gravement leurs possibilités de réinsertion. Aujourd’hui, les relations sociales des débouté·e·s
sont sciemment visées par des mesures comme les déplacements fréquents de
centres, le confinement dans les endroits difficiles d’accès en transports publics ou encore l’interdiction de travailler.
L’internement adminitratif n’est pas une page close de l’histoire suisse : il a en fait servi de gigantesque laboratoire
pour des mesures appliquées aujourd’hui sur des populations considérées comme indésirables.
Il semble donc vain d’émettre
des souhaits pour que cela ne se reproduise plus : les pratiques
perdurent, sous un autre nom, une autre législation, envers d’autres groupes cibles. Présenter des
excuses officielles, en 2010, ou souligner, comme l’a fait Simonetta Sommaruga en 2013, que « rien n’a plus de prix que la dignité
humaine »[8],
apparait ainsi bien hypocrite et vide de sens lorsqu’on sait ce qui se passe actuellement dans ce pays.
Il faut maintenant que le rapport de la CIE
conduise à une condamnation des pratiques actuelles et au bannissement des
zones de non-droit. Il est
malheureusement plus facile de se pencher sur le passé que d’être critique sur le présent.
Les heures sombres de l’histoire suisse
Mandatée
par le Conseil fédéral pour faire la lumière sur cette page
sombre de l’histoire
suisse, la Commission indépendante d’experts (CIE) Internements administratifs, composée d’historien∙ne∙s et d’expert∙e∙s en sciences sociales et juridiques, a travaillé depuis fin
2014 pour décrypter les mécanismes sordides de ces internements. Les milliers
de pages des rapports intermédiaires, condensées dans un rapport final sorti en
septembre, font froid dans le dos.
Dans
une Suisse dont il est souvent dit qu’elle est un exemple de démocratie, les autorités ont utilisé sans
scrupules diverses législations permettant d’interner les indésirables. Dès le début de l’État
moderne helvétique, les cantons possèdent des lois
permettant d’enfermer
les pauvres. Dans les premières décennies du XXème
siècle, elles se généralisent pour devenir un moyen de contrôle
social : qui ne correspond pas aux normes (il faut pouvoir subvenir à ses
propres besoins, ne pas faire trop de bruit, ne pas trop boire, et pour les
femmes ne pas avoir de vie sexuelle en dehors du mariage) peut être enfermé∙e
sans même passer devant un tribunal. Les peines pouvaient ainsi aller de
quelques semaines à plusieurs années.
Mises au ban de la société, isolées, les personnes concernées ont de plus été soumises dans grands
nombres de cas à des maltraitances, abus sexuels, pressions psychologiques et
au travail forcé. Loin de les soutenir dans un parcours de vie parfois
difficile, ces internements ont au contraire contribué à les stigmatiser
durablement. Nombre d’entre elles n’ont jamais retrouvé de travail à leur libération ni réussi à retrouver
un équilibre personnel, financier comme psychologique.
Ces internements constituent une
honte monumentale de l’histoire suisse – une de plus, a-t-on envie de dire. Ce travail de
mémoire était nécessaire. La CIE a joint à son rapport des recommandations pour
réhabiliter les interné∙e∙s et leur faire une place dans l’histoire officielle du pays, mais également pour leur rendre un pouvoir
d’agir en tant que
citoyen∙ne∙s.
Droit de rester, Lausanne
[1] Recommandations de la Commission indépendante
d’experts (CIE) Internements administratifs, septembre 2019, p. 3.
L’ensemble des rapports de la CIE sont disponibles en ligne : www.uek-administrative-versorgungen.ch
[2] idem, p. 61.
[3] CIE, La mécanique de l'arbitraire – Internements
administratifs en Suisse 1930–1981. Rapport final, 2019, p.282.
[4] Recommandations de la CIE, p. 61,
[5] Voir les prises de position de notre collectif sur https://droit-de-rester.blogspot.com/, les rapports du réseau Wo unrecht zu recth wird, https://wo-unrecht-zu-recht-wird.ch/de/, le bulletin de Solidarité sans frontières www.sosf.ch, ou la revue Vivre ensemble https://asile.ch/revue-vivre-ensemble/.
[6] CIE, Rapport final, p. 190.
[7] Un exemple parmi d’autres : Simon Jäggi,
« Keine Hilfe für Familie Tahmazov », WOZ, 22.08.2019.
[8] Avril 2013, cité dans les Recommandations, p.
7.
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