La vie des Érythréen-ne-s est une longue suite de dangers, d’oppression et de souffrance. La politique d’asile en Suisse est un maillon de cette chaîne de l’enfer sur terre, qui les maintient dans des formes de répression totale, c’est-à-dire qui tendent à les détruire. Ils sont assujettis aux décisions des autorités dans tous les aspects de leur existence, jusque dans leurs droits familiaux bafoués. L’aide d’urgence et la vie dans les centres collectifs de l’EVAM, où ils sont répartis par dortoirs et où la nourriture est distribuée, sont des mécanismes qui désagrègent leur identité, leur personnalité ou leur résistance morale, ainsi que leurs liens familiaux, car la vie de famille est impossible dans ces lieux sans espace de vie propre. L’insécurité, la misère sociale, l’absence de perspectives et l’impossibilité de seulement vivre sa vie, sont leur quotidien.
Mentionnons que l’EVAM ne donne pas non plus accès aux cours de langue française en raison de leur statut, et les prive non seulement d’activités de base pour occuper son temps, mais conséquemment aussi de la possibilité de s’exprimer et de faire connaître leur situation dans leur entourage. Leur isolement et leur dépendance de survie à l’autorité d’assistance les empêchent de mener une vie sociale normale.
La souffrance des Érythréen-ne-s est aussi une souffrance de toutes celles et ceux qui les accompagnent et luttent de manière désespérée contre l’autoritarisme de la bureaucratie de l’asile, installée dans une position dominante, qui mène une politique de démantèlement des liens sociaux et de l’engagement citoyen. Le SEM est une autorité antidémocratique, imbue de son propre pouvoir de coercition, déployé contre les droits humains, contre la protection des personnes vulnérables, contre la protection des familles, d’une manière générale, contre les populations.
La tâche de l’administration est d’examiner les demandes de protection et d’octroyer cette protection à celles et ceux qui en ont besoin, ainsi que de respecter leurs droits fondamentaux. Cette tâche est oubliée et enterrée. Elle s’est muée en l’exercice d’une répression dont on ne distingue pas les limites, qui ne cesse de s’aggraver, et dont la force et l’impact réel sur les populations concernées, tant suisses qu’étrangères, sont sidérants. En ce sens, elles provoquent un état de sidération, une incapacité d’envisager des solutions pour surmonter l’oppression gouvernementale et accéder à la vie libre.
Pour illustrer tout cela, voici le parcours de combattants d’une famille, prise dans le tourbillon de la négation de leurs droits et le mépris de leur personne. L’autorité est sèche et abrupte et n’a cure de leurs souffrances.
Madame explique qu’elle a vécu pendant 5 ans en Grèce, depuis 2012. Le père de son premier enfant l’a abandonnée alors qu’elle était enceinte. Elle vivait dans un centre pour réfugiés dans des conditions très précaires, pendant 4 ans, avec son nouveau-né. La vie y était très difficile, en dessous des minimas. Les locaux étaient surpeuplés et insalubres. Il y avait beaucoup de dépression, de bagarres et de maladies. Quand son bébé est tombé malade et qu’elle s’est rendue chez le médecin, celui-ci lui a dit qu’elle devait payer. Elle n’avait pas droit à la protection sociale sanitaire et, comme elle n’avait pas d’argent, elle ne pouvait pas payer les soins médicaux et devait y renoncer, au péril de la santé de son enfant. Cette situation était extrêmement anxiogène.
Elle ne recevait aucun argent pour vivre. La nourriture était distribuée, comme ici dans l’aide d’urgence, ce qui est une condition de survie insupportable, qui isole socialement les familles, les humilie, et les expose à la grande pauvreté, use leur résistance morale et affaiblit potentiellement de manière durable leurs compétences sociales.
Pour recevoir la nourriture, il fallait faire la queue chaque jour, trois fois par jour, comme en état de guerre et de pénurie. Cela était oppressant et pénible avec le bébé dans les bras. La requérante recevait des couches et du lait pour bébé toutes les trois semaines. Les quantités étaient insuffisantes. Il n’y avait pas de nourriture pour les nourrissons à la cantine et le bébé devait manger la même chose que sa mère, de la nourriture de mauvaise qualité, inadaptée, le plus souvent du riz, parfois des pommes de terre.
Madame vivait avec trois autres femmes, chacune avec un enfant, dans une chambre trop petite. C’était invivable. Il y avait constamment des disputes, et nulle part où s’échapper et aller vivre ailleurs, nulle part où se reposer. L’enfer c’est les autres a écrit un célèbre philosophe. Le besoin d’espace privé est aussi vital que la nourriture. Ce sont les prisonniers et les esclaves que l’on entasse dans des lieux trop étroits, dans le but de leur rendre la vie intenable et de leur donner l’envie de se suicider. C’est comme cela que l’on traite les demandeurs d’asile dans toute l’Europe aujourd’hui, en Suisse aussi, où le partage de chambres trop petites dans les centres de l’EVAM à Ecublens, Valmont, Bex ou Leysin, est le quotidien de nombreuses personnes laissées-pour-compte, maltraitées du fait de ces mauvaises conditions de vie qu’elles doivent endurer pendant des années parfois, et qui vivent constamment sous la pression d’une administration policière qui veut qu’elles « quittent la Suisse ». Comprenez « peu importe par quel moyen », même la mort sociale ou la mort tout court.
En 2015, les trois autres femmes se sont enfuies et des policiers sont venus dans la chambre pour dire à Madame de partir avec son petit enfant. Elle a refusé d’aller vivre dans la rue comme le proposaient les policiers. Des gens d’une association de solidarité sont intervenus et après maintes discussions, elle a pu rester. Cet événement a été très déstabilisant et menaçant pour sa sécurité.
Après la reconnaissance de sa qualité de réfugiée et l’octroi d’une autorisation de séjour, rien n’a changé dans sa situation. Madame est restée dans le même centre, toujours dans des conditions précaires et insalubres. Elle n’a jamais reçu de cours de langue et elle ne parle pas ni ne comprend le grec. Il n’y avait jamais d’interprète et elle ne pouvait pas s’exprimer dans son environnement, ni expliquer ses besoins, ni créer des liens, ni même s’exprimer tout simplement. Les gouvernements occidentaux méprisent la Convention relative au statut des réfugiés, qui fait figure de droit ancien et périmé. Nombre de réfugiés ne reçoivent aucune protection de leur statut et en Suisse, beaucoup survivent sous le statut précaire de « l’admission provisoire ». Ils peinent à accéder aux cours de langue, à la formation, au logement suffisant, aux mesures d’intégration et à l’emploi.
Lorsque leur famille est restée en arrière, dans un autre pays ou dans le pays d’origine, les obstacles bureaucratiques au regroupement familial ne cessent de s’aggraver. Des procédures éreintantes, où il faut fournir des tonnes de documents souvent de manière répétitive, durent des années, trois ans, quatre ans, avec au bout du tunnel encore une réponse négative ! Or, le droit d’être avec sa famille devrait être le premier des droits des réfugiés. En situation d’exil, on a besoin de sa famille comme soutien moral et affectif et pour aller de l’avant. Les mères dont les enfants sont bloqués à l’étranger sont les premières victimes de cette indifférence du SEM à la souffrance humaine. Sans eux, impossible de dormir, de prendre un repas en toute quiétude, de se sentir revivre, et il n’est pas un jour sans pleurer. Aucune mère séparée de ses enfants par la guerre et la dictature ne peut surmonter ses angoisses tant qu’ils ne sont pas ici, avec elle.
Mais revenons à notre affaire. Madame est parvenue à fuir la Grèce et à déposer une demande d’asile en Suisse. La voilà à l’aide d’urgence parce qu’elle devrait retourner vivre en Grèce où elle a le statut de réfugiée. Ce n’est pas ce que dit la Convention relative à la reprise de la responsabilité à l’égard des réfugiés, qui stipule que la qualité de réfugiée reconnue dans un pays est reconnue par les autres États signataires. La répression est l’art de n’user du droit que s’il sert les intérêts et les objectifs de l’administration, et de piétiner celui qui accorderait un avantage aux personnes.
En Suisse, Madame rencontre un homme et ils ont un enfant. Ils ont dû entreprendre de nombreuses démarches auprès de l’EVAM avant que cette autorité concède de leur allouer une même chambre dans un centre collectif dans la même ville. Longtemps ils ont vécu l’un sur Lausanne, l’autre à Vevey. Le père devait se déplacer chaque jour sans argent, parce que les titres de transport ne font pas partie de l’aide d’urgence, pour aller voir son enfant.
Maintenant le couple cherche une stabilité. Ils essayent de s’occuper des deux enfants au mieux dans les conditions de précarité infernale où ils sont, dans un centre collectif de l’EVAM, que les résidents appellent à juste titre « le camp ». C’est un camp. Un camp d’isolement, d’appauvrissement, destiné à soumettre, à rabaisser, à réduire à un état d’infrahumain, d’humain inutile et parqué en marge de la société et de la vie.
La famille est recomposée depuis 2017. L’enfant né en Grèce a un nouveau père qui fait de son mieux dans les circonstances pour s’occuper de lui. L’enfant né en Suisse a maintenant presque deux ans. La famille attend toujours sa régularisation. Dans un préavis sur la réponse à la demande, le SEM propose que toute la famille aille vivre en Grèce où Madame a le statut de réfugiée. Voilà où on en est : prévisiblement une réponse négative selon la proposition du SEM d’aller voir ailleurs, et au-devant de plusieurs années de lutte, le retour en Grèce n’étant pas envisageable.
Monsieur a de la famille en Suisse, sa mère et sa sœur. Ni l’une ni l’autre ne souhaitent son départ dans un autre pays européen, ce qui signifierait qu’elles ne le reverraient plus jamais et ne pourraient pas voir grandir leur petit-fils et neveu. Elles sont titulaires d’une « admission provisoire » et n’ont donc pas le droit de voyager. Dans tous les cas ils ont besoin les uns des autres, car à eux trois, ils sont la famille, les proches pour les un-e-s et pour les autres.
Le SEM n’en a cure. Le bien-être des gens et les besoins socio-familiaux de base des titulaires d’une admission provisoire ne sont pas des critères administratifs pertinents. La bureaucratie « en marche » est une cause majeure de destruction des liens sociaux et de la cohésion sociale.
Être victime de torture, même cela n’est pas un critère. Ce que l’on appelle « asile » aujourd’hui, n’est pas ce que vous croyez. Une politique de renvoi et de répression des demandeurs d’asile n’est pas une politique « d’asile ». Il faut dénoncer cette loi fédérale « sur l’asile » dont elle n’a de ce concept que le nom, mais dont l’application bureaucratique a un tout autre sens, où l’idée même d’asile n’a pas cours.
Monsieur a été victime de tortures. Les conditions dans lesquelles il a été arbitrairement détenu, sans raison et sans jugement, rendent son retour dans son pays inenvisageable. Il raconte qu’il était emprisonné dans la prison de K., dans une très grande pièce, longue comme un hangar. Environ 200 prisonniers s’y trouvaient, en situation de surpeuplement. La prison renfermait environ 2'000 prisonniers. Le requérant dormait par terre à même le sol. Certains prisonniers avaient quelques vêtements ou une natte qu’ils étendaient par terre. Le sol était en béton et les prisonniers dormaient l’un contre l’autre faute de place, sur le côté. Il n’était pas possible de s’étendre sur le dos. Il y avait aussi des couches superposées, mais elles étaient occupées par les prisonniers dominants. Monsieur a dormi par terre enfermé pendant 8 mois. Il n’y avait pas de fenêtre, seulement une porte d’entrée avec une ouverture grillagée au-dessus de la porte. Le matin, les prisonniers étaient sortis de la cellule pour les toilettes, et restaient dans la cour commune à ciel ouvert, entourée de hauts murs où les gardiens faisaient la ronde en continu. Les prisonniers passaient leurs journées là jusqu’au soir vers 17h, où ils étaient à nouveau enfermés dans leurs cellules respectives après un appel. C’est dans l’espace commun que les repas étaient distribués. Les gardiens donnaient le pain et le thé le matin, et l’injera, le plat traditionnel : une crêpe, deux fois par jour, et les lentilles une fois par jour. Les locaux étaient insalubres et il y avait beaucoup de vermine, qui causait des démangeaisons sur tout le corps. Les violences et les bagarres faisaient partie du quotidien. Des prisonniers perdaient la raison. Il n’y avait pas d’activités à part un espace pour la prière et une télévision.
Si ce n’est pas la mission du SEM d’accorder une protection aux personnes qui ont traversé une telle horreur, quelle est alors sa mission ? Accorder l’asile aux victimes de tortures ne relève pas d’une politique migratoire. C’est affirmer l’attachement de notre société aux valeurs démocratiques, contre les dictatures et la répression des populations par une caste au pouvoir qui manipule la police et l’armée dans son propre intérêt. Ces valeurs sont le reflet de nous-mêmes et de notre propre société. Si l’administration suisse ne les reconnaît pas, elle contribue à la répression des populations. Elle accable les victimes de nouvelles souffrances, les maintient dans un isolement qui achève de briser leur dignité et leur existence, et qui empêche la société de se constituer normalement autour des réfugiés, de les absorber et de leur faire une place.
La bureaucratie, c’est l’administration contre la société, contre les gens, contre l’intérêt commun, et même contre la loi comme on l’a vu avec les droits bafoués à mener une vie autonome et décente et à la protection des liens de famille. Cette bureaucratie est le signe d’un sur-pouvoir politique, qui use de la police pour se maintenir en place et imposer ses décisions même les plus choquantes. Tant le SEM que l’EVAM font usage de l’autorité de police, soit par le biais des polices cantonales, soit par l’attribution de mandats à des milices privées, lesquelles se multiplient pour s’approprier les marchés publics et prennent de plus en plus d’assurance dans leurs missions de contrôle et de répression des gens. Le danger ne vient pas des requérant-e-s d’asile, mais bien d’une désintégration de la société démocratique au profit d’une division en castes supérieures et inférieures, où l’administration s’approprie une mission de domination et de manipulation des groupes de population sous sa juridiction, au besoin par la force.
22 février 2020
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