On voit de plus en plus souvent les membres d’une même famille séjourner en Suisse sous différents statuts. Ces différences confrontent les familles à d’importantes difficultés en matière de logement, d’accompagnement social, de mobilité et d’intégration en général. Voici le témoignage d’une famille qui vit sur le canton de Vaud depuis 11 ans.
La famille a fui la Serbie en raison des persécutions subies du fait de leur origine ethnique rom. Les parents demandent l’asile en novembre 2011. Ils sont accompagnés de leurs trois enfants, alors âgé.es de 13, 11 et 7 ans.
Après leur majorité, les deux aînées ont obtenu une autorisation de séjour pour cause de bonne intégration, sous l’angle de l’article 14 LAsi, tandis que le cadet et leurs parents sont toujours à l’aide d’urgence. Les deux filles aînées ont toutes deux suivi un apprentissage et maintenant elles travaillent et sont autonomes financièrement.
Les deux parents parlent le français. Suite au rejet de leur demande d’asile, les parents ne sont pas autorisés à travailler depuis octobre 2012, soit depuis 10 ans. Ils ne peuvent ainsi pas exercer un emploi, ni faire avancer leur vie, ni se prendre en charge par eux-mêmes.
Les filles aînées sont désespérées de voir leur petit frère et leurs parents toujours bloqués dans leur vie, avec une menace de renvoi pesant constamment sur eux. Elles ne peuvent vivre sereinement leur jeunesse, car les personnes qui comptent le plus pour elles sont toujours prises dans une situation de précarité et de contrôle administratif insupportables. Elles voient la santé morale de leurs parents se dégrader et cela est une souffrance, qui s’ajoute aux obstacles qu’elles ont elles-mêmes dû affronter pour obtenir l’autorisation de séjourner en Suisse et d’y travailler.
La famille est soutenue par les gens de la commune où elle vit et de nombreuses lettres de recommandation de leurs ami.es et connaissances ont été jointes à leur dossier. Le cadet suit maintenant lui-même un apprentissage dans le domaine de la santé.
Les parents témoignent :
« Cela fait douze ans que nous habitons à P. Nous avons toujours habité là. Ici, tout le monde nous connait et les gens nous apprécient. C’est là que nos enfants ont grandi. Nos deux filles ont un CFC et elles travaillent à 100%, l’une comme coiffeuse et l’autre comme assistante en soins de santé communautaire. Lorsqu’elles ont eu le permis B, l’EVAM leur a dit de quitter l’appartement et d’aller vivre ailleurs. Du jour au lendemain, elles ont été expulsées de l’appartement où elles avaient grandi et jetées à la rue manu militari par les agents de l’EVAM. Une connaissance les a aidées à aller à l’hôtel dans l’urgence. La situation était effarante. Nous étions abasourdis. Nous ne voulions pas être séparés, car nous sommes une famille unie, et malgré toutes nos protestations, elles ont dû trouver un autre logement. Mais elles viennent à la maison tous les jours. Elles ne veulent pas vivre seules ni vivre sans leurs parents et leur frère. Nous restons des personnes de soutien très importantes pour nos filles avec des liens affectifs très forts. Nous les avons toujours soutenues et encouragées pour qu’elles n’abandonnent pas, malgré toutes nos difficultés, et qu’elles fassent tout leur possible pour réussir à l’école. Elles ont persévéré et elles sont reconnaissantes envers leurs parents de les avoir accompagnées. C’est une grande richesse d’être une famille unie et pour nous, c’est pratiquement notre seule force. Nous ne pouvons en aucun cas y renoncer.
Quand nous sommes arrivés en Suisse, nous avions 33 et 34 ans et maintenant, nous avons 44 et 45 ans. Pendant toute notre vie d’adulte, en pleine possession de nos moyens, nous avons été privés du droit de travailler. Nous n’avons rien pu développer sur le plan professionnel et c’est un énorme gâchis. Ce sera difficile pour nous de raccrocher si un jour nous recevons le permis. Mais nous avons heureusement de bonnes connaissances dans notre ville et certaines d’entre elles voudront nous aider à redémarrer une vie professionnelle et nous proposer des opportunités. Nous avons construit un réseau de soutien et appris le français, et ce sera notre atout. Nous avons encore la motivation d’être utiles et actifs. La vie est fatigante de rester toujours à la maison et de tourner en rond. J’ai le permis poids lourds et je pourrais être chauffeur. J’ai toujours rêvé d’ouvrir une petite entreprise, un kiosque ou un garage. Mon épouse pourrait faire des ménages et elle cuisine très bien.
Cela fait donc 12 ans maintenant que nous vivons pauvrement, à l’aide d’urgence. Chaque centime doit être compté. Notre nourriture est restreinte toujours aux mêmes aliments les moins chers. Nous ne pouvons pas nous permettre des excès, pas même pendant les fêtes ou les occasions. Nous n’achetons que des vêtements de seconde main, depuis 12 ans. Ce n’est pas possible pour nous d’acheter du neuf, ni aucun objet superflu. On ne peut jamais se permettre d’aller au restaurant ni de faire un voyage ni aucun loisir qui impliquerait une dépense. Laisser nos enfants aller à la piscine ou au cinéma était impossible jusqu’à ce que nos filles aient leur permis et leurs propres revenus. Pendant toute leur adolescence, elles ont souffert d’être limitées en tout pour leur épanouissement avec leurs ami.es de l’école ou du quartier. Un kébab coûte 10 frs et nous ne recevons que 8,50 frs par jour et par personne pour la nourriture. À chacune de leurs demandes pour une sortie ou un achat, il fallait leur répondre que ce n’est pas possible, que nous n’avons pas les moyens.
À la fin de l’année scolaire, l’école organise des échanges en France et en Italie. Nos enfants n’ont jamais pu participer à ces échanges. Ils n’avaient pas le droit de quitter la Suisse et le SEM refusait de leur délivrer un visa de retour pour leur permettre de participer au voyage scolaire. Ils n’oublieront jamais tout le mal qu’ils ont subi. Le « papier blanc » les désignait comme des êtres inférieurs et les a privés d’une expérience très importante pour les jeunes, dont tous leurs camarades de classe se réjouissaient tandis qu’eux devaient rester à la maison, dans leur quotidien, toujours le même.
Cette vie est très dure, épuisante sur le plan moral, et oppressante. On a l’impression de constamment se heurter à des murs et d’être enfermés dans la géographie restreinte de notre petit appartement. Nous devons constamment étriquer nos perspectives et nos libertés.
Nous avons demandé à l’EVAM de nous proposer des programmes d’occupation, car ils sont rémunérés 150 frs par mois, ce qui nous aurait permis d’améliorer un tout petit peu notre quotidien. Malheureusement, l’EVAM ne nous propose rien. Une fois, j’ai eu l’occasion de travailler dans le programme « bus net » avec la ville de Lausanne, 5 jours par semaine, 5 heures par jour. J’étais très content. Mais un jour que je me rendais à mon travail, j’ai été arrêté pour un contrôle par la police à la gare de Lausanne. Ils ont vu mon « papier blanc » de l’aide d’urgence et ils m’ont dit que j’étais illégal en Suisse. Ils m’ont arrêté et conduit au poste où j’ai été complètement dévêtu pour une fouille humiliante. J’ai été choqué. Ils m’ont gardé pendant 3-4 heures et m’ont relâché avec une condamnation pour séjour illégal à une amende de 5’000-6'000 frs (180 jours-amende) avec un sursis de quatre ans ! Je ne suis pas retourné dans le programme d’occupation par crainte d’être arrêté à nouveau. J’ai fait une dépression après cet événement. Je me sentais inutile et oppressé de toutes parts, avec un sentiment d’avoir raté ma vie.
Ma mère est décédée l’an passé, et je n’ai pas pu aller faire le deuil sur sa tombe ni assister à la cérémonie. Mon père est alité. Il est très âgé et malade et je ne peux pas aller lui parler ni le voir pendant ses derniers jours de vie. Je ne pourrai pas aller à son enterrement. C’est déchirant pour nous. Nous étions discriminés et sans droits en tant que Roms dans notre pays et ces discriminations nous poursuivent. Nous sommes privés même d’accomplir les actes les plus essentiels de l’existence, comme le deuil.
Nous souffrons de beaucoup de stress à chaque passage au Service de la population pour le renouvellement de nos « attestations d’aide d’urgence », avec des heures d’attente, des interrogatoires et des pressions. Chaque fois que j’y vais, depuis 11 ans, toutes les semaines, par quinzaine ou tous les mois selon l’humeur du fonctionnaire, j’ai les jambes coupées et je perds mes moyens.
Notre fils cadet suit un apprentissage depuis cette année. Il a été très difficile d’obtenir cet apprentissage à cause de son statut. Nous avons dû beaucoup insister et être aidés par des amis qui sont intervenus auprès de leurs connaissances. Nous leur en sommes très reconnaissants. Les obstacles n’ont pas manqué. Il fallait verser un extrait du casier judiciaire, mais la poste a refusé de nous remettre le recommandé parce qu’ils ne reconnaissent pas le « papier blanc » comme document d’identité. Nos passeports sont retenus par le SEM à Berne, donc nous ne pouvons pas les montrer. C’était encore une humiliation pour nous de ne pas pouvoir retirer notre courrier à la poste, de supplier au guichet, d’être confrontés à un refus catégorique et de repartir bredouille. Il fallait aussi qu’il ouvre un compte, mais cela n’était pas possible non plus et nous avons dû encore négocier un arrangement avec l’employeur. Notre fils avait 7 ans quand il est arrivé en Suisse. Il en a 18 maintenant, il ne se souvient plus de son pays d’origine, et pourtant, il est toujours traité comme un paria. Nous devons sans cesse nous battre pour exister et être reconnus. »
Pour citer ou reproduire cet article : Article 14 LAsi : séparation des familles, octobre 2022, http://droit-de-rester.blogspot.com/