6 août 2014
Dans son rapport sur la façon de « gérer la sortie des personnes
déboutées des centres d’accueil et de socialisation » (2012), c’est-à-dire
de dissuasion des demandeurs d’asile de demeurer en Suisse, l’EVAM a décidé
qu’il fallait désormais renoncer à prendre en compte les motifs médicaux des intéressés.
Les gens malades ne pourront ainsi plus être considérés comme vulnérables sur
la base d’un certificat médical. Seule l’administration en décidera au cas par
cas, dans l’idée que ces cas seront rares. Et en effet, ils se sont raréfiés au
point que les personnes malades reçoivent le même traitement que les autres,
tels des placements au sleep-in ou en abri antiatomique fermés pendant la
journée, ou des placements dans des centres collectifs inappropriés à leur
situation de santé. Ces conditions de vie particulièrement éprouvantes, ainsi
que la paperasserie langue-de-bois justifiant toutes les mesures par
l’application de « la loi », qui accompagne les comportements
répressifs de l’administration bureaucratique, ajoutent à leurs souffrances,
les épuisent et contribuent à la dégradation de leur état de santé.
Il s’agit de formes de violences qu’il
faut considérer comme graves, en raison des dommages progressifs que ces
mesures portent à l’intégrité morale et physique, en raison du manque de
respect à l’égard de la personne souffrante dont l’EVAM fait preuve, et du
caractère délibéré des différentes atteintes à leur sécurité que ces personnes
subissent. On ajoutera au catalogue des violences infligées par
l’administration, le traitement bureaucratique aveugle et systématique des gens
en demande d’aide, selon des schémas prédéfinis, dépourvu de tout
accompagnement social individualisé. A l’EVAM, c’est pratiquement l’ordinateur
qui décide, à partir d’un logiciel aléatoire de distribution des places
d’hébergement, sans qu’aucune donnée personnelle relative à la situation
individuelle des gens ne puisse être introduite dans ces savants calculs
statistiques.
Le respect des droits de l’homme se
limite à l’application mécanique de « la loi ». Le respect de la
dignité des personnes n’est pas une simple question d’application de la loi,
mais de considération à l’égard de la
particularité propre de chacun. Est digne celui ou celle qui, dans une
situation particulière, obtient la protection de ses intérêts au-delà, voire
contre la loi générale et abstraite. La Cour européenne des droits de l’homme
définit la démocratie comme le respect des minorités contre la dictature de la
majorité, c’est-à-dire comme la capacité
de prendre en considération, malgré la règle générale ou l’avis de l’opinion
majoritaire, la spécificité de la situation des personnes qui ont un besoin
d’être traités autrement (Bayatan c. Arménie, n°23459/03, 2011, §
126). C’est-à-dire que, dans le domaine du respect des droits de l’homme,
l’application de la loi n’est jamais
une justification en soi à un traitement donné.
Une vieille dame envoyée au marathon de « l’octroi
de l’aide d’urgence »
Il
s’agit d’une dame de près de 70 ans qui est placée au centre de Ste-Croix, avec
son neveu qui est dans un fauteuil roulant. L’EVAM l’a envoyée à Lausanne seule
et sans accompagnement pour l’accomplissement des formalités administrative.
Elle ne peut pas se déplacer seule. Elle est complètement perdue, elle panique,
elle est illettrée et elle ne parle pas un mot de français. Son neveu s’est
débrouillé pour trouver quelqu’un au centre d’hébergement qui accepte de l’accompagner
jusqu’à Lausanne, un jeune somalien, qui ne pouvait pas communiquer avec la
dame, originaire des balkans. A Lausanne, le jeune l’a laissée au Bureau d’aide
au retour. C’est l’interprète, qui avait été mandatée pour traduire, qui l’a
ensuite aidée. Elle l’a emmenée au SPOP pour le renouvellement de l’attestation
de l’aide d’urgence où elles ont attendu 30 minutes, puis à l’EVAM pour la
délivrance de l’aide d’urgence où elles ont dû attendre pendant 2 heures. Bien
que les autres personnes aient signalé que cette dame pouvait passer avant, les
employés de l’EVAM ont refusé de changer l’ordre de l’appel. Ils lui ont
ensuite remis une carte bancaire pour le retrait de son assistance. La bénévole
a eu beau expliquer que la dame ne sait pas lire ni utiliser un bancomat, il
n’était pas possible de verser l’argent en liquide. La bénévole a donc appelé
pour négocier avec l’EVAM à Ste-Croix qu’ils trouvent le moyen de lui verser
son assistance en liquide et après des discussions, ils ont aussi accepté de
rembourser le billet de train de l’accompagnateur. Finalement, elle a appelé un
ami qui a accepté de raccompagner la dame en voiture, mais pas avant 20 heures
parce qu’il était au travail. Il faut beaucoup d’énergie et de bonne volonté
aux bénévoles pour obtenir, après d’âpres négociations et un investissement
important en temps, un minimum d’accompagnement social des personnes
vulnérables.
Malades tous les deux et se portant mutuellement
assistance, l’EVAM n’a qu’une idée en tête : les séparer chacun selon leur
statut
Armand est venu en Suisse avec son oncle, M. Gaspardo, qui souffre de troubles graves et
multiples de la santé. Il présente un diabète grevé de l’ensemble des
complications. Il est presque complètement aveugle et il doit suivre trois
séances d’hémodialyses par semaine en raison d’une insuffisance rénale
terminale. C’est un homme relativement âgé. Il peine à marcher et il doit être
soutenu.
Armand accompagne régulièrement son
oncle au service de diabétologie et d’hémodialyse ainsi que dans tous ses
autres rendez-vous médicaux en ophtalmologie, cardiologie ou autre. Il y a
seulement un passage infirmier par jour au domicile. Le reste du temps, Armand
prend en charge l’ensemble de l’aide dont son oncle a besoin : faire les
courses, préparer les repas, l’aider pour tous les soins quotidiens tels
s’habiller ou se laver. M. Gaspardo n’a aucune autonomie propre. Il est
étranger en Suisse arrivé depuis peu et son neveu est son seul réseau social et
familial. Il a besoin de son assistance quotidienne.
Armand n’est pas en reste en matière
de problèmes de santé. Il a subi une intervention chirurgicale aux poumons en février
2014 et a été hospitalisé pendant trois semaines. Selon le rapport médical, il souffre
d’une pneumonie. Une première ablation aux poumons avait eu lieu en 2012. Armand
est rapidement essoufflé, il ne peut donc pas faire beaucoup d’effort. Les
déplacements par exemple le fatiguent. Il a également une toux persistante. Il tousse
tout le temps ce qui est épuisant. Selon les médecins, il présente une
obstruction de degré sévère aux fonctions pulmonaires.
Armand a également d’importantes
difficultés pour se nourrir. Il souffre d’un reflux gastro-oesophagien, c’est-à-dire
que la nourriture met huit heures pour descendre. Elle remonte en partie par le
nez pendant la nuit, ce qui l’empêche de dormir et provoque des vomissements.
Il ne peut se nourrir que d’aliments écrasés comme de la purée de pomme de
terre ou de la soupe. Il ne peut pas manger de pain, ni de riz, ni des pâtes,
car cela le fait vomir. Le certificat médical précise que ces reflux ont lieu
30 à 40 fois par jour. Cela signifie qu’Armand est occupé à assumer ses propres
problèmes de santé et ceux de son oncle en permanence, de jour comme de nuit.
Il a peu de disponibilité pour s’occuper d’autres choses, tels les problèmes
administratifs avec l’EVAM, et il a besoin de repos.
M. Gaspardo a reçu une admission
provisoire tandis que l’ODM et le TAF ont décidé qu’Arman devait retourner dans
son pays d’origine. Armand est donc passé à « l’aide d’urgence »
selon l’article 80 de la loi sur l’asile et depuis lors, il s’est vu attribuer par
l’EVAM une place d’hébergement à l’abri antiatomique de Pully, avec
interdiction de demeurer auprès de son oncle. Afin de vérifier que la
« prestation en hébergement est utilisée de manière non abusive et
conformément à son but », c’est-à-dire de vérifier qu’Armand ne dort plus
chez son oncle, l’EVAM fait des visites régulières du logement de M. Gaspardo,
sans avertissement préalable et sous la menace de sanction.
L’EVAM ne fait aucun cas du besoin
mutuel d’assistance de ces deux hommes. L’autorité n’explique nulle part, qui
va s’occuper de M. Gaspardo pendant la nuit, alors que cet homme est
pratiquement aveugle et peine à se déplacer. L’EVAM n’explique pas non plus
comment Armand, qui a été opéré deux fois aux poumons, qui respire mal et qui
tousse tout le temps, qui a du mal à s’alimenter et présente donc
nécessairement un certain état de faiblesse, va pouvoir se déplacer à travers
tout Lausanne chaque jour pour se rendre à l’abri de protection civile de Pully,
puis pour se rendre chez son oncle pour l’aider dans son quotidien, puis au
CHUV pour les soins médicaux de l’un et de l’autre, puis au SPOP et à l’EVAM
pour les différentes démarches administratives liées au renouvellement de
l’attestation d’aide d’urgence ou d’octroi des prestations d’assistance.
En outre, les abris antiatomiques sont
aérés de manière artificielle de sorte qu’il n’est pas possible, pour une
personne souffrant de pneumonie, d’y passer seulement une nuit.
Quant au sandwich servi dans l’abri
antiatomique ainsi que le repas en barquette à réchauffer du soir, Armand ne
peut tout simplement pas les avaler. Il n’a donc accès à aucun aliment adapté à
ses besoins. Ces privations sont dégradantes, humiliantes et aggravent les souffrances
d’une personne qui se trouve déjà dans une situation de précarité sanitaire
sévère.
Lorsque les conditions d’hébergement
et le régime alimentaire sont, en toute connaissance de cause, incompatibles
avec l’état de santé, il s’agit d’un mauvais traitement au sens de l’article 3
CEDH selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui
précise que les autorités doivent tenir compte de la santé et des besoins particuliers des
gens qui dépendent de leurs prestations pour vivre (Isyar c. Bulgarie, requête n°391/03, arrêt du 20 novembre 2008, Kaja c. Grèce, requête n°32927/03, arrêt
du 27 juillet 2006 ; Paladi c.
Moldova, requête n°39806/05, arrêt de la Grande
chambre du 10 mars 2009 ; Tabesh
c. Grèce, requête n°8256/07, arrêt du 26 septembre 2009 ; Gorodnitchev c. Russie, requête
n°52058/99, arrêt du 24 mai 2007).
Après quelques péripéties, l’EVAM a
finalement tout juste consenti à autoriser Armand à loger au centre de Vennes
et à y prendre les biens alimentaires dans l’épicerie spécialement destinée aux
titulaires de l’aide d’urgence : l’« EVAM Emergency Help Delicatessen »,
une façon d’éviter que les requérants d’asile déboutés se mélangent trop aux
gens normaux dans nos supermarchés. Il faut les maintenir bien à l’écart…
Ces nouvelles conditions de vie ne
répondent toujours pas au besoin de M. Gaspardo d’être assisté de jour comme de
nuit, ni à celui d’Armand de disposer d’un espace de vie propre où il peut
prendre du repos, sans être dérangé par le bruit et sans déranger autrui par sa
toux, ce qui est ressenti par lui de manière très gênante, ainsi que sans
risquer de contracter des maladies infectieuses aux poumons.
Avec de telles décisions, l’EVAM
réduit Armand à l’obligation d’aider son oncle dans la clandestinité, en se cachant
des contrôles de l’autorité dans le domicile de M. Gaspardo. Il est également
contraint de trouver tout seul une solution de logement en sollicitant de
l’aide auprès de ses compatriotes qui, s’ils dépendent de l’EVAM, sont exposés aux
mêmes risques de sanction (perte du logement individuel et transfert dans un
abri antiatomique) s’ils sont surpris à héberger une personne non autorisée.
Un homme diabétique est soumis aux « repas sains et
variés » (un sandwich à midi et une barquette de riz ou de pâtes à
réchauffer au four à micro-ondes le soir) de l’abri antiatomique d’Orbe
Hacem explique sa maladie. Il souffre d’un
diabète d’origine génétique. Sa sœur en souffre également, tandis que son
grand-père, sa mère et son frère en sont décédés. Il a besoin de 5 à 7
injections d’insuline par jour. Son menu doit être essentiellement pauvre en
graisses et en féculents. Il doit prendre du pain intégral, ainsi que des pâtes
ou du riz complets exclusivement, et pas en trop grandes quantités. Il se
nourrit par ailleurs de fruits et légumes ainsi que de yaourts peu ou pas
sucrés, de fruits secs notamment des dattes. Parfois, si ses moyens le lui
permettent, il achète un peu de viande halal.
En
outre, Hacem doit avoir de la nourriture à disposition tout le temps en raison
des risques d’hypoglycémie qui doivent être résorbés à n’importe quel moment du
jour et de la nuit. Il doit donc avoir accès à une nourriture en quantités
suffisantes, stockées à l’avance dans un placard ou dans un réfrigérateur. Il doit
aussi avoir accès à une cuisine propre pour préparer les aliments et les
réchauffer.
Selon
le certificat médical, Hacem souffre d’un diabète sucré compliqué, d’une
rétinopathie diabétique, d’une probable artérite temporale et d’une
hypertension artérielle.
Il
faut aussi contrôler l’hypoglycémie la nuit, ce qui est particulièrement
éprouvant. Il n’y a pas de nuit où Hacem n’est pas contraint de se réveiller
pour les contrôles. Lorsque le taux descend en dessous de 3, Hacem est proche
du coma diabétique. Dans cet état, il ne peut pas se lever et il doit avoir des
sucres et son matériel à portée de main 24h/24h.
Hacem
précise que les variations du taux de glycémie dans le sang sont susceptibles
de provoquer de multiples dégradations de son état de santé, dont certaines sont
irréversibles. Le certificat médical mentionne les risques suivants : hypertension ;
pré-comas diabétiques coma diabétique ; complications vasculaires et des
douleurs souvent insoutenables notamment dans les pieds ; complications
oculaires pouvant mener à la cécité ; insuffisance respiratoire ; extrême
fatigue accompagnée de vertiges ; crises d’angoisses.
Hacem
explique qu’il a déjà fait un « nombre incalculable » de pré-comas
diabétiques et quatre comas diabétiques. Il ressent de fortes angoisses dans les
moments de douleurs occasionnées par les variations de glycémie dans le sang,
outre que le nombre élevé de contrôles glycémiques qu’il doit opérer chaque
jour par piqûres et le nombre également élevé d’injections, occupent
nécessairement une grande partie de ses préoccupations journalières et de son
énergie. Il doit encore endurer d’importantes douleurs dans les membres
notamment lors des chutes de la glycémie, qui ont lieu de manière récurrente
plusieurs fois par 24 heures.
Les
médecins ont précisé que Hacem doit avoir la possibilité de cuisiner lui-même
ses repas, mais l’EVAM n’en a cure. Ils ont également expliqué qu’Hacem a déjà consulté
en urgences en raison d’angoisses liées à son état de santé. Il séjournait à
cette époque dans une chambre avec d’autres personnes qui ne respectent pas les
horaires et la tranquillité, qui entrent et sortent à n’importe quelle heure de
la nuit, font du bruit et empêchent le patient de dormir tranquillement. Cette
situation provoque des angoisses qui affectent le suivi du traitement
diabétique. Le médecin préconise l’allocation d’une chambre individuelle, mais
l’EVAM s’en moque.
Le
Tribunal cantonal aussi, qui estime dans un arrêt du 14 mai 2014 (PS.2014.0018), que le régime alimentaire distribué
par l’EVAM respecte les exigences diététiques préconisées dans son cas (repas
variés, équilibrés et contenant suffisamment de légumes, de féculents et
pauvres en sucres).
En
ce qui concerne le logement, le Tribunal considère qu’il n’y a pas de
prescription médicale au dossier à cet égard. Le Tribunal ne voit pas pourquoi
Hacem ne pourrait pas loger la nuit dans un abri antiatomique et passer ses
journées dans la rue, l’abri étant fermé de 9h à 18h.
Le Tribunal
cantonal est très complaisant vis-à-vis de l’EVAM et ces dix dernières années,
a développé une batterie d’arguments standards qui facilitent le rejet des
recours et l’oppression des requérants d’asile déboutés afin de les contraindre
à fuir la Suisse par épuisement, découragement ou tout simplement du fait des
mauvais traitements qu’ils subissent comme ceux décrits ci-dessus, qui
dégradent leur santé et menacent leur intégrité physique et psychique. Les
principaux arguments sont les suivants :
-
L’intérêt privé des recourants à conserver
leur place d’hébergement en appartement individuel ou dans une certaine commune
s’oppose à l’intérêt public de l’EVAM de gestion de son parc immobilier.
-
Le fait de solliciter l’aide de l’EVAM place
les personnes concernées dans un rapport de dépendance particulier qui leur
confère des droits mais implique en contrepartie qu’elles acceptent certaines
contraintes pouvant restreindre leur liberté, pour autant que ces contraintes
ne constituent pas des atteintes graves à leurs droits fondamentaux.
-
L’examen du Tribunal est limité à celui de la
légalité. C’est-à-dire que lorsque la loi dit « aide d’urgence »,
cela signifie « aide d’urgence ». Il n’y a rien d’autre à discuter.
On s’est demandé
comment le Tribunal avait pu savoir que les repas distribués par l’EVAM dans
l’abri antiatomique d’Orbe étaient « sains et variés », et on a
trouvé que c’est parce que le juge l’avait lu dans la décision attaquée du 20
janvier 2014, en page 3, où c’est écrit que « les repas servis à l’abri PC d’Orbe sont variés et
équilibrés, normo-caloriques et riches en crudités, et sont ainsi conformes aux
prescriptions médicales. »
Avec une telle
expertise, nous voilà rassurés sur la protection des droits de l’homme par
l’ordre judiciaire vaudois.