Résumé: Entrée en vigueur le 1er janvier 2008, la dernière révision de la Loi sur l'asile (LAsi) permet d'exclure de l'aide sociale les requérant-e-s débouté-e-s, qui se retrouvent soumis-e-s au régime de l'aide d'urgence. Ce dispositif, mis en place pour accélérer les « départs volontaires », prive une catégorie de la population des droits fondamentaux et de toute identité administrative, anéantit leur vie reconstruite en Suisse et les isole dans des centres semi-fermés, ce qui a pour conséquence de les atteindre gravement dans leur dignité humaine et dans leur santé psychique. Cette situation est renforcée par l'interdiction de travail, qui poussent les requérant-e-s débouté-e-s vers le travail clandestin ou les oblige à travailler dans des programmes d’occupation, dans des conditions qui échappent à toute réglementation du droit du travail et des conventions collectives. Cet investissement ne fait l'objet d'aucune reconnaissance lors de demandes de permis de séjour. Le mépris social entoure ainsi la vie des personnes débouté-e-s de l'asile. Mais elles agissent collectivement contre l'anéantissement de leur vie, pour la reconnaissance de leurs droits et dans le but de recouvrir un sentiment de dignité. Le collectif Droit de rester, actif à Lausanne, lutte pour la régularisation de leur statut de séjour.
Auteur-e-s :
Sabine Masson, Pierrot Fokou, Aubeline Wandji, Lucas Pida N'Tonga, Ariel Mendimi, Mounardiaw Barrow, Ibrahim Cissé, Bacari Sissoko
Militant-e-s du Collectif droit de rester à Lausanne et de la Coordination asile-migration Vaud collectif@stoprenvoi.ch, ww.droitderester.ch
La dernière révision de la Loi sur l'asile (LAsi) introduit (en janvier 2008) l'exclusion de l'aide sociale de toutes les personnes déboutées. Elles se retrouvent donc dans la même situation que les personnes frappées de non-entrée en matière et sont soumises au régime de l'aide d'urgence. Ce système définit comme seul droit d'assistance le strict minimum vital. Pour les requérant-e-s débouté-e-s, elle se traduit par une aide en nature ou pour certaines catégories (famille, personnes vulnérables) par un montant de 9.50 Fr. par jour. Par ailleurs, l'aide urgence implique un dispositif de traitement particulier des personnes concernées: elles sont considérées en séjour irrégulier, elles n'ont aucun papier d'identité valable, elles sont radiées du contrôle des habitants, elles sont déplacées dans des centres d'aide d'urgence, leur hébergement est soumis à un contrôle de sécurité permanent et à des règlements de « maison » restreignant leur liberté et leur intimité, elles sont interdit-e-s de travail. Loin d'être une simple modification administrative, ce dispositif, conçu dans le but d'accélérer les « départs volontaires », déploie un ensemble cohérent de mesures qui ont pour logique l'exclusion d'une catégorie de la population des droits fondamentaux et l'atteinte à leur dignité humaine.
Faire disparaître des gens par l'anéantissement leur vie
La pratique de la disparition de personnes renvoie à des contextes de dictatures et de régimes de terreur. Par des formes métaphoriques, la disparition prend sens aujourd'hui comme ultime moyen de pression du système de déni de droit d'asile en Suisse. Après le rejet des motifs de fuite dans les procédures, cette pratique voudrait combler un raté du système: malgré la décision négative sur leur demande d'asile, les gens ne partent pas. Souvent, pour des raisons administratives (absence de laisser-passer), leur renvoi est d'ailleurs impossible. Une solution donc: les faire disparaître. Le système d'aide d'urgence s'y attèle. D'abord de manière formelle, en radiant les personnes concernées du contrôle des habitant-e-s. Bien qu'elles habitent ici et soient connues des autorités, elles n'existent plus dans les registres. Cette violence symbolique se combine, comme on le verra plus loin, avec la privation générale d'une identité administrative. Mais « faire disparaître » se concrétise aussi dans le vécu quotidien des personnes. Pour contraindre au départ, ou du moins à l'évanouissement des personnes « dans la nature », le régime d'aide d'urgence organise leur privation de droits de base et la dégradation systématique de leurs conditions de vie.
Des personnes qui vivent en Suisse depuis trois ans, cinq ans, dix ans, quinze ans, pour certain-e-s ayant eu auparavant un travail et un appartement, se trouvent contraint-e-s de vivre dans des centres d'aide d'urgence et disposent du strict minimum vital. La disparition se manifeste d'abord en radiant le passé de la personne concernée: à l'arrivée dans le centre, un lit et une armoire seront désormais le seul espace « personnel » dans une chambre moins dotée qu'une cellule (ni table, ni chaise). Toutes les affaires qui ne peuvent tenir dans ce réduit - aucune affaire ne pouvant être posée au sol - seront emportées et entreposées par les responsables de l'Établissement vaudois d'accueil des migrants (EVAM). Les affaires (meubles, livres, ordinateur, etc.) disparaissent donc, et avec elles un pan de vie qui tentait de se reconstruire après l'exil. La négation de ce que l'on a été, de ce que l'on a construit, de ce que l'on est au présent est un mécanisme de domination utilisé dans divers contextes pour légitimer l'exploitation ou l'agression d'un groupe par un autre. On procède par l'effacement de tout ce que représente « l'autre » comme être doué de raison, comme être de culture, comme être humain.
Pousser à bout, pousser au départ afin de faire disparaître, se manifeste aussi par l'anéantissement du rapport à soi, à travers la privation de toute intimité. Les centres d'aide d'urgence sont un espace de contrainte et de contrôle. Cet environnement semi-carcéral, sorte de « prison ouverte », dont les règles sont édictées par l'EVAM, ingère fortement, au quotidien, dans la vie intime des personnes. Les centres d’aide d’urgence relèvent dans ce sens d’un type de « logement sous contrainte », qui renvoie au « modèle du camp d’étrangers », principal mode de gestion des migrant-e-s en Europe et dont les multiples formes convergent dans une « prise en charge ségréguée de l’altérité ». Certain-e-s requérant-e-s n'ont connu la Suisse qu'à travers ces espaces, balloté-e-s d’un centre à l’autre depuis leur arrivée, d'autres ont vécu de manière traumatisante le passage d'un appartement à un centre d'hébergement. Dans les centres d'aide d'urgence, aucune intimité n'est possible. Les chambres peuvent contenir jusqu'à 6 personnes, elles font l'objet tous les jours, matin et soir, de contrôles pour s'assurer que la personne est bien là, elles font aussi l'objet régulier de fouilles, par des agents de sécurité privée.
« Nous n'avons aucune intimité, aucun espace privé: les responsables de la sécurité et l'intendant ont des passes pour entrer dans nos chambres, et tous les jours entrent pour faire des contrôles. Des hommes de la sécurité et de l'intendance viennent frapper à nos portes et ils entrent dans nos chambres, parfois lorsque nous dormons, parfois lorsque nous sommes habillées légèrement, c'est une violation de notre intimité et de notre intégrité corporelle, nous ne nous sentons jamais sûres, jamais tranquilles, ils peuvent venir à tout moment » (Lettre ouverte des femmes déboutées au centre d'aide d'urgence du Simplon, Lausanne, 30 juin 2008 ».
L'absence d'intimité a été dénoncée à de multiples reprises par les débouté-e-s, les militant-e-s, les associations, ainsi que par des député-e-s, sans que la situation ne change fondamentalement. Après plusieurs années de ce régime privatif d'intimité, la santé physique et mentale des personnes se dégrade radicalement. La promiscuité et l'intrusion constante dans la vie privée, ainsi que la contrainte pour les mères seules de vivre à l'étroit avec leurs enfants en bas âge sans aucune solution de garde, provoque des maladies chroniques chez les débouté-e-s de l'asile.
Le contexte d'isolement, d'enfermement et de surveillance sécuritaire contribue également à la disparition sociale des personnes. L'atteinte à l'identité sociale et psychique, l'altération de la personnalité et l'aliénation qui en découle sont des mécanismes connus de régimes dont le but était la déshumanisation d'un groupe. Dans le système de l'aide d'urgence, le dispositif mis en place pour « faire partir les gens » se retournent contre leur propre personne:
« Le site est isolé. Pour mieux nous stigmatiser. Pour que l'on parte. Tu ne peux rien, tu ne peux pas t'intégrer socialement, tu n'as pas accès à l'information. On ne doit pas vivre comme cela dans une démocratie. Tu deviens malade, à cause des conditions tu deviens fou, tu es tout le temps nerveux ».
L'organisation carcérale des centres déploie au quotidien une forme de harcèlement psychologique à l'égard des débouté-e-s. D'abord le contrôle et la restriction de la liberté de mouvement alimente un sentiment d'humiliation et de criminalisation. « Dans les foyers d’aide d’urgence pour célibataires, l’usager se soumet à chaque entrée, à une fouille sommaire et donne sa décision d’octroi d’aide d’urgence au surveillant, qui lui remet sa clef. A chaque sortie de l’usager, le surveillant restitue la décision d’octroi d’aide d’urgence en échange de la clef ». Pour l'ensemble des centres, les visites sont limitées (nombre de visiteurs, certains espaces) et requièrent la présentation d'un document d'identité à l'agent de sécurité à l'entrée (verrouillée) qui peut également procéder à une fouille. Le climat sécuritaire, l'arbitraire des agents et des intendants, l'extrême dureté des conditions de vie, poussent à l'insomnie, la dépression, la folie, mais aussi à la tension constante des personnes entre elles, ainsi qu'avec les responsables. Au quotidien, les gens décrivent des attaques verbales, des tracasseries administratives, voir un certain formalisme cynique et l'indifférence aux souffrances et demandes des personnes:
« Des agents de sécurité sont parfois violents. Ils nous harcèlent, ils ne nous écoutent pas, ils ne nous répondent pas, ils nous poussent à réagir de manière forte. Si on perd le « papier » par exemple, maintenant ils nous renvoient au SPOP. Parfois des personnes sont restées à la rue [à cause de cela], alors qu'ils les connaissent, ils vivent là. (...) On n'a pas le droit à l'erreur, on doit être parfait ».
« Là où on vit, on est pas dans la loi, on n'a pas de respect, là il n'y a aucun droit. C'est pire que la prison. On a un seul frigo pour tout le centre. Une moyenne d'environ 130 personnes. Une télévision. Un micro-onde. Si tu veux manger, tu dois aller chercher à 18h15 ton jeton, si tu arrives après 19h15 ils ne donnent plus le jeton ».
Si la privation de dignité comme instrument pour faire partir les gens ne « marche » pas, car la plupart des gens résistent à cette pression et restent là, il produit ses effets sur les personnes, qui se sentent disparaître, qui perdent pied et deviennent malades, lorsqu'elles n'ont pas « opté » pour la clandestinité ou ne sont pas en détention administrative en vue d'un renvoi, menace planant constamment sur les débouté-e-s. L'atteinte à la dignité constitue donc un instrument qui s'inscrit dans la politique d'asile transformée en politique de renvois et conduite par l'injonction de la traque aux « abus ». Au nom d'une « raison d'Etat », indépendamment de son caractère arbitraire et inhumain, il faut sortir par tous les moyens ces personnes de la procédure d'asile. Des centres d'aide d'urgence aux centres de détention administrative, il n'y a d'ailleurs qu'une fine frontière. L'aide d'urgence comme disparition programmée, symbolique, administrative, psychique, sociale, des personnes est une mesure de contrainte, l'autre face du dispositif étant leur expulsion forcée.
Le papier « blanc »: symbole de violence
Le système de l'aide d'urgence, en plus de la mise en place des centres, produit une catégorie de personnes sans identité. Alors que l'intégralité du séjour des requérant-e-s d'asile est régulée par le contrôle et la gestion des autorités, les personnes qui ont reçu une décision exécutoire de quitter le territoire sont considéré-e-s comme illégaux sur le territoire suisse (même si la mesure s'avère impossible, illicite ou raisonnablement non exigible). Ils et elles n'ont par conséquent pas de papier d'identité valable. L'autorité cantonale compétente (le Service de la population, SPOP, pour le canton de Vaud) leur délivre uniquement une attestation d'octroi d'aide d'urgence, qui doit être renouvelée tous les mois. Cette simple feuille ne comporte aucune photo, mentionne que la personne est en séjour irrégulier et reçoit l'aide d'urgence. Pour toute démarche administrative, cette attestation n'a aucune valeur. Cela implique que les requérant-e-s débouté-e-s, en plus de n'avoir aucun argent, sont aussi empêché-e-s de vivre normalement par un harcèlement administratif incessant. Pour les démarches auprès de l'office des poursuites ou de l'état civil par exemple, ou pour un simple contrat d'abonnement de téléphone ou le retrait d'un colis à la poste, les personnes sont considérées sans papier. Or la feuille d'aide d'urgence est une manière particulière d'être sans papier, elle est ce que les débout-é-e-s ont appelé le « permis zéro » ou le « papier blanc », qui implique l'obligation de le montrer en même temps que l'invisibilisation et le mépris de celle/celui qui le présente:
« Le papier « blanc » est un symbole de violence: pas de photo, juste écrit « illégal sur le territoire ». La manière dont les citoyens perçoivent ce papier, il faut du courage pour le sortir, ça te fait violence (...). Moi ça fait 5 ans... Avec ce papier tu ne peux rien faire, tu ne peux pas souscrire à un abonnement de téléphone, à un abonnement de bus, on est donc obligés de trouver toujours un système D. Ton quotidien c'est formuler quelque chose pour pouvoir survivre. Toutes les semaines je me demande ce qui va se passer, je vis avec la tête qui tourne. C'est un symbole de dénigrement ».
Le caractère paradoxal de cette situation est que les personnes soumises à ce déni d'identité sont en réalité constamment confrontées au contrôle des autorités (lors du renouvellement de l'aide d'urgence, de son octroi par l'EVAM ou au quotidien dans les centres). Or lorsque ces mêmes autorités (le SPOP par exemple) adressent un courrier à une personne à l'aide d'urgence par voie de recommandé, au moment de le retirer au guichet, cette personne se verra refuser le courrier sur présentation du « papier blanc » et parfois emmenée par la police pour un contrôle, ce qui le/la ramènera au...SPOP. Autrement dit, les autorités délivrent un papier illégal. Cette contradiction en masque une autre: les personnes soumises à ce régime de contrainte le sont en réalité uniquement parce que l'on ne peut les renvoyer. On maintient ainsi sciemment des personnes en semi-clandestinité et dans des conditions inhumaines de vie pendant des années sans aucune perspective, pour la plupart, d'aspirer à une régularisation de leur situation. En dépit de l'impossibilité du renvoi (qui devrait ouvrir la possibilité d'une admission provisoire selon l’art. 83 LEtr al.3), en dépit d'une définition de l'aide d'urgence comme devant être justifiée et désignée pour une courte période, les débouté-e-s restent dans ce statut d'infra-droit pendant des années.
Le « papier blanc » implique également des fouilles et contrôles réguliers dans les transports publics et la légitimité d'agents ou de fonctionnaires, non compétents en la matière, d'ordonner le départ du territoire suisse, alors même que l'attestation est en règle. Il arrive également qu’au SPOP, lorsque le/la requérant-e vient renouveler son attestation, la personne au guichet développe un zèle de sa fonction, en intimant aux demandeurs/euses d'asile débouté-e-s de partir. Pour les gens, c'est une accumulation de pressions et d'attaques au quotidien:
« Il y a de l'intimidation. (...) Une fois que tu arrives dans un lieu administratif et que tu sors ce papier c'est comme si tu l'as insulté, tout le monde rigole, toi tu es devenu comme si on te faisait un procès, il se disent que tu te moques d'eux, (...) parfois ils appellent la police, on te prend les empreintes, on te fouilles, jusqu'à ce qu'on appelle tout le Schengen, et le SPOP ».
Le vécu d'un tel statut produit des dégâts psychiques, car les porteurs/euses du « papier blanc » sont aussi porteurs/euses d'un stigmate, d'un jugement social qu'ils/elles finissent par intérioriser, ainsi qu'un sentiment d'inutilité, de vide, de culpabilité:
« Le but c'est de te présenter à la société comme quelqu'un qui n'a pas sa place ici, quelqu'un qui n'est que négatif, uniquement stigmatisé. Les autorités poussent les gens à se méfier de nous ».
On se trouve là au cœur des effets d’un « régime d’assistance minimale » dont le véritable but n’est pas la garantie d’un droit d’assistance, mais son instrumentalisation par la politique d’asile comme un nouveau mécanisme de la stratégie de dissuasion d’asile développée au cours des années 1980-1990. Le régime de l'aide d'urgence constitue ainsi un outil « visant à améliorer le dispositif d'exécution des renvois ». Par la différence de traitement qu'elle instaure du point de vue de l'assistance et du statut administratif, cette stratégie dissuasive, à défaut de renvoyer les gens, a pour effet tangible et final le démembrement psychologique de la personne:
« Pour beaucoup, une fois que ton statut change [débouté], tu te recroquevilles, tu as honte, tu te sens coupable psychologiquement, c'est une question qu'on se pose: pourquoi je suis différent de l'autre, tu te sens coupable mais tu ne sais pas pourquoi, parce que tu te dis que tu es limité, une fois que tu as pas le papier tu es limité, tu n'est plus l'égal de celui qui a les papiers ».
Cette violence rejaillit sur les relations entre migrant-e-s, elle se répercute entre les gens par des formes de dénigrement mutuel. L'intériorisation des statuts différentiés (débouté-e-s, permis N, permis F) divise les personnes entre elles, car elles en viennent à « se regarder avec cette vision », une vision des autorités, de la société, qui hiérarchisent les individus en fonction du permis:
« Même avec les amis, quand on sort le papier, le regard change, tu perds ton estime, tu es sous-estimé dans cette société parce que on se dit « celui-là... », pourtant on est tous pareil »
« Celui qui a un plan de vol et à qui on a pris son papier, il va envier celui qui a un papier blanc! C'est comme échelonné! Je vois le permis N comme quelque chose de grand ».
L'octroi de ces différents statuts s'organise dans une logique arbitraire qui entretient les divisions et les frustrations. Ces divisions contribuent au repli individuel et à la résignation des requérant-e-s débouté-e-s, affaiblissant les solidarités. Des conditions communes constituent pourtant ces personnes en tant que groupe, rassemblées par l'exil et par la politique migratoire suisse, qui les confrontent toutes et tous à des formes de discrimination en raison de leur statut de séjour.
« Interdit-e-s de travail »?
« En juin cela fera 15 ans que je suis en Suisse. J'ai travaillé, ensuite on m'a interdit de travailler et on m'a dit de rentrer. La loi je la comprends pas, elle est absurde ».
Les personnes débouté-e-s de l’asile sont également soumises à l’interdiction de travail (art. 43 LAsi). Cette exclusion du marché du travail constitue une autre mesure de dissuasion de la politique d'asile, afin d’accroître la pression au départ sur les personnes déboutées par leur extrême précarisation sociale. L’interdiction de travail tombe comme un couperet dans la vie d’un-e requérant-e d’asile. Associées au déplacement en centre d’aide d’urgence, ces deux mesures produisent une véritable aliénation sociale des personnes. Or comme dit précédemment, une grande partie des personnes déboutées sont en Suisse depuis de nombreuses années et ne peuvent être renvoyées. Durant les années passées en Suisse avant la décision négative sur leur demande d’asile, pour les personnes qui n’ont pas été frappé-e-s de NEM, elles ont souvent travaillé. Titulaires d’un permis N, en dépit de l’extrême précarité de séjour et d’emploi que confère ce permis, elles ont construit tant bien que mal leur autonomie financière. Au moment de l’interdiction de travail, la dignité acquise au cours de ce processus de construction d’une indépendance s’envole.
« On a travaillé, tout payé, cotisé, payé des impôts, tout cela prouve qu'on est intégré-e-s, ensuite on nous oblige d'arrêter le travail, ça c'est nous soumettre à quelque chose, (…) on passe ainsi des mois, des années dans la misère ».
Tout comme le dispositif d’aide d’urgence, la mesure d’interdiction de travail échoue dans son but avéré. Les personnes ne quittent pas le territoire. D’ailleurs, où iraient-elles, après des années passées loin d’un pays avec lequel ils/elles n’ont plus de lien, où elles craignent des représailles, l’ostracisme, l'isolement, voire la mise en danger de leur intégrité physique? Dès lors qu'elles restent en Suisse, le travail clandestin devient la seule option de ressources financières, l’aide d’urgence étant insuffisante pour vivre. Mais le travail clandestin est rendu moins accessible et plus dangereux depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur le travail au noir (LTN). Sans permis, et souvent sans réseau, il est extrêmement difficile pour les personnes débouté-e-s de trouver un emploi. Elles sont repoussées, comme la main d'œuvre sans papier, vers les limites du marché du travail les plus éloignées du droit et de toute protection. Pour les femmes déboutées de l’asile, cette précarité est accrue par la moindre reconnaissance de leurs compétences, une plus forte ségrégation de l’emploi marquée par le genre, et leur investissement dans le travail domestique, le soin et l’éducation des enfants, activités d’autant plus lourdes qu’elles s’effectuent dans les conditions imposées par le régime de l'aide d'urgence.
Pour ces dernières en particulier et pour la plupart des personnes débouté-e-s, lorsque l’isolement et la stigmatisation ne conduisent pas à la dégradation psychique de la personne, les programmes d’occupation demeurent l'unique source de « revenu » et de maintien d’une activité sociale. Les programmes d’occupation pour les requérant-e-s d’asile font partie des prestations de l'EVAM qui les présente comme des « mesures d'intégration ». Selon cet établissement, ces programmes sont un succès et « ne connaissent pas la crise ». Ils rencontrent un important investissement de la part des participant-es (requérant-e-s en procédure ou débouté-e-s) et représentent un volume élevé d'activités réalisées dans des domaines divers (traductions, nettoyage, bâtiment, distribution de nourriture, récupération du PET dans les bus lausannois, intervention d'auxiliaire de vie auprès de personnes en difficulté, location de vélos, etc.). En dépit d'une rémunération symbolique (300frs par mois pour 20h par semaine), les personnes travaillent. Elles font parfois le tour de tous les programmes proposés et vivent cette situation comme une injustice:
« On a pas le droit de travailler, mais on a le droit d'être exploités dans des programmes d’occupation. Cela arrange l'EVAM, parce qu'il gagne plus. Par exemple, l'EVAM devrait payer plus s'ils engageaient quelqu'un pour peindre, nettoyer, comme aide-cuisine, médiateur de cuisine (formateur de la personne suivante). Ils nous utilisent ainsi ».
Cette mobilisation de main d’œuvre qui échappe à toute réglementation en matière de droit du travailmet en évidence, une fois encore, le caractère paradoxal de la politique d’asile : si les personnes doivent partir, pourquoi travaillent-elles durablement dans des emplois pour ainsi dire non payés et non reconnus comme tels? Cette assignation des requérant-e-s d'asile à des travaux privés de droits s'inscrit dans une politique économique qui s'appuie sur des modalités d'emplois flexibles et précaires en fonction notamment du statut de séjour. Pour l'EVAM, ce type d'activité n'est pas un véritable travail et ne fait pas l'objet d'un contrat. Il recouvre pourtant des tâches rémunérées propres à certains secteurs comme celui du nettoyage ou du bâtiment, et dont les conventions collectives ne sont ainsi pas respectées.
Exclu-e-s du droit du travail et discriminé-e-s dans l'accès aux droits de base, les débouté-e-s forment des « sans-part »[24] en Suisse. Des personnes qui vivent là, travaillent là, et qui sont privées de toute appartenance citoyenne, car le permis de séjour régule l'accès à la vie en commun. Elles se retrouvent ainsi privées du « droit d'avoir des droits », c'est-à-dire en définitive de toute place dans une communauté qu'elles contribuent pourtant à faire vivre. Alors que les requérant-e-s sont productifs/ves de travaux et de services, cet investissement ne fait pas non plus l'objet d'une reconnaissance ouvrant la voie à une régularisation du statut de séjour. Après parfois plusieurs années d'investissement dans ces activités, leur demande de régularisation est rejetée au motif qu'ils/elles n'ont pas travaillé ou qu'ils/elles ne sont pas intégré-e-s. Cette non-reconnaissance de leur travail, et plus largement de leur contribution à la vie en commun, leur ôte l'estime sociale nécessaire à la construction personnelle et à la perception positive de soi.
« A un certain moment on peut dire stop à cette loi arbitraire »
La violence symbolique et administrative qui enserre comme un étau la vie des requérant-e-s débouté-e-s rencontre la colère. Les débouté-e-s résistent et agissent collectivement contre l'anéantissement de leur vie et pour la reconnaissance de leurs droits. Dans le canton de Vaud, le Collectif droit de rester (membre de la Coordination asile-migration Vaud), constitué de migrant-e-s et de non-migrant-e-s, lutte depuis fin 2007 contre les conséquences de l'entrée en vigueur de la LAsi, en particulier contre le régime d'aide d'urgence, et plus largement contre la politique cantonale et fédérale de détention et d'expulsion des étrangers-ères. Cette action s'oppose à l'arbitraire de la politique d'asile, exige le respects des droits des migrant-e-s et revendique plus fondamentalement la liberté de circulation pour toutes et tous.
Au quotidien, la lutte se situe aussi sur un plan de la pensée et de l'imaginaire. Il s'agit de changer le regard stigmatisant porté sur les requérant-e-s d'asile et de transformer la manière dont ils et elles ont intériorisé cette violence, pour recouvrir ainsi une intégrité psychique et le sentiment de dignité. Comment la colère parvient-elle à s'exprimer? La sortie de l'isolement, l'entrée en contact avec des militant-e-s, la prise de conscience qu'il existe des droits qui ne sont pas respectés, des conventions sur les droits humains qui sont bafouées, a constitué pour beaucoup le premier pas pour se dire que la révolte est légitime, que le problème n'est pas dans les personnes, mais dans la politique migratoire. Surgit la volonté de montrer l'injustice vécue, de la dire, de convaincre, de créer des solidarités, de montrer qu'il n'est pas normal de traiter les gens de la sorte, que les gens méritent mieux. Et la vie reprend le dessus, aussi parce que c'est ici et maintenant qu'elle se joue, qu'elle se reconstruit.
« On se dit qu'on n'a plus rien à perdre, on se jette dans la dernière bataille et on continue. On est motivé aussi parce qu'on est réellement en danger dans notre pays, on se bat jusqu'à la dernière énergie. Aussi parce que cette bataille a apporté des fruits, certains ont été régularisés alors qu'ils étaient prêts à partir, désespérés, en luttant ils ont obtenu quelque chose. Le vrai danger du retour cela motive. La durée sur le territoire pousse aussi à l'insoumission. Après 5 ans, tu vas où? Tu as des amis ici, là-bas c'est fini. Tu as aussi des outils en plus que quand tu es arrivé »
Fondamentalement, les débouté-e-s demandent une vie normale. Un logement digne, un travail, un salaire, une liberté de mouvement, cesser d'être harcelé-e-s au quotidien, être respecté-e-s. Concrètement, la lutte vise à faire reconnaître un droit de rester par le biais d'une régularisation du statut de séjour. Ceci implique de reconnaître non seulement les motifs d'asile, mais aussi l'appartenance et la participation à la société suisse. La lutte a ainsi combattu la disparition programmée des gens en les rendant visibles, en montrant qu'ils et elles sont là, déterminé-e-s à rester. Des avancées concrètes ont constitué le fruit de cette lutte. Des choses qui paraîtront dérisoires comme obtenir le droit de chauffer un biberon dans une chambre, de recevoir de la nourriture non pas en barquettes mais sur un plat, ont amélioré le quotidien. D'autres bouts de victoires comme pouvoir vivre en appartement ou gagner un recours contre un transfert d'un centre à un autre, ont redonné de la force aux gens. Plusieurs permis sont tombés aussi, qui ont montré que le combat n'est pas vain. Mais l'aboutissement de la lutte ne se mesure pas seulement au nombre des résultats tangibles. Le maintien d'un rapport de force au quotidien, même dans un contexte fort difficile pour le mouvement, offre un rempart contre la violence symbolique, car il déstabilise celles et ceux qui l'exerce et renforce la capacité de réponse des personnes qui la subissent. Enfin, cette action se joue au niveau personnel, dans la possibilité de retrouver un sens à sa vie.
« Les nouveaux arrivés pensent que cela ne sert à rien, parce qu'ils voient qu'on est toujours dans la même situation. Moi j'y crois, pour moi-même, je prend le courage pour me battre et peut-être qu'un jour cela va changer, des gens, des Suisses, vont nous voir autrement. Pour soi cela aide aussi, ça nous donne une confiance, on connaît nos droits. Cela change la situation de déprime, ça change les idées et te redonne le moral, on peut échanger des idées pour essayer d'aller mieux. Quand tu connais les gens, cela fait du bien ».
[10] Collectif droit de rester (2009), 19 mois d'actionS contre la Réaction. Recueil de textes publiés. Lausanne: Coordination asile-Vaud, p. 24.
[18] Selon la Lasi (art. 82, alinéa 3): « l'octroi et la durée de l'aide d'urgence doivent être justifiés ». Dans la pratique, les autorités n'arrivent pas à appliquer leur délai de départ et les décisions d'octroi de l'aide d'urgence sont donc renouvelées indéfiniment. En outre, même quand l'exécution du renvoi est suspendue dans le cadre d'une procédure extraordinaire, l'aide d'urgence est maintenue. Or ces procédures extraordinaires peuvent durer très longtemps.
[27] Axel Honneth (1996). « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la société? », in Rainer Bouchaindome (Ed.), Habermas, la raison, la critique, Paris: Editions du Cerf.