vendredi 22 octobre 2010

On a arrêté mon amie vendredi pour la renvoyer dans « son » pays.

Ce pays, Mme B. l'a quitté en guerre il y a 20 ans ; son père, sa mère sont morts, elle n'a plus de famille, plus de maison, plus d'amis, et le pays a changé de nom.

Elle a été arrêtée sous mes yeux à la sortie du service de la population (SPOP) où elle venait renouveler son droit à l'aide d'urgence. Une agente et deux agents en civil avec une voiture banalisée l'emmènent "pour un contrôle d'identité". Elle s'accrochait à moi, je n'ai pas pu la retenir. J'ai cru les policiers.

Pourquoi n'a-t-on pas crié, hurlé dans la rue ? Pourquoi cette soumission ?
"ça s'est passé dans la dignité" a dit M. Rothen, chef du SPOP. Oui, parce que je ne m'y attendais pas, parce que je n'ai encore jamais été affrontée à la violence d'Etat, n'ai pas appris la résistance dans ce Goulag mou où nous vivons. J'avais confiance, aujourd'hui je me sens trompée.

Les gendarmes ont pris mon numéro de téléphone et m'ont appelée plus tard, disant qu'elle serait présentée au juge de paix dans l'après-midi. C'était ça, "le contrôle d'identité". Une fois que la prise est faite, on peut dire la vérité.

Mes amis de la coordination asile m'ont rejointe, son avocate aussi, nous avons essayé de faire annuler cette arrestation par M. Rothen qui a donné tous ses arguments pour la justifier. Suite prévisible : passage devant une juge de paix qui signe l'incarcération tout en recommandant qu'on prenne garde à son état de santé, et transfert à la maison d'arrêts. Un avion partira bientôt pour ce pays qu'on lui a attribué.

Depuis qu'elle est en prison, avec sa souffrance, sans espoir, même en ses amis, je reste ici, impuissante, et je découvre les liens qui s'étaient tissés entre nous. D'autres amies que je ne connaissais pas m'ont appelée pour proposer leur aide, mais que faire maintenant qu'elle est entre les mains des autorités ?

Elle est croyante, elle appartient à l'église arménienne, la plus ancienne des églises chrétiennes. Fin 2004 elle est arrivée à Yverdon et a d'abord fait connaissance de l'église catholique où elle a donné des coups de main, car elle a des talents de couturière et de décoratrice. Elle est aujourd'hui traductrice pour vos services, et est très appréciée.

C'est alors que je l'ai connue et que nous avons fraternisé. Les passages au Spop la terrorisaient et la rendaient malade. Il fallait toujours l'accompagner. J'essayais de la faire rire pendant les longues attentes. Elle sursautait à chaque bruit. Puis nous étions appelées dans une petite cabine, on lui parlait avec une violence inouïe. Quand on sortait, munies de la fameuse feuille blanche, elle vomissait dans les toilettes.

Depuis son incarcération, elle a renoncé à vivre. Elle ne se nourrit plus, ne prend plus ses médicaments (nombreux parce qu'elle a toujours été très fragile), elle ne s'intéresse plus à rien, refuse parfois même nos téléphones.


Monsieur Leuba, cette femme va mourir entre nos mains. Ou vaut-il mieux qu'elle meure à son arrivée en Arménie?

Dans votre interview transcrit par 24 Heures, vous parlez de casiers judiciaires, le sien est vierge. Il y a erreur sur son cas. C'est une personne loyale, généreuse et, croyez-moi, profondément honnête.

Monsieur Leuba, je fais appel à vous. Vous dites mener une politique ferme, mais humaine. Vous êtes généreux dans la délivrance de permis humanitaires. Transmettez et défendez son dossier à Berne, accordez-lui au moins une admission provisoire. Sa santé se rétablira d'elle-même, elle prendra le travail qui l'attend et ne causera aucune difficulté à notre pays.

Je vous en remercie d'avance

F. S.

1 commentaire:

Droit de rester pour tou-te-s! a dit…

La presse a rendu compte de l'expulsion de S.
article dans Le Temps, samedi 30.10.10
http://cscps-10.blogspot.com/2010/10/une-armenienne-de-62-ans-raconte-son.html#links