2 mars 2018
« Nous devions quitter la
Côte Ivoire à cause des menaces, parce que nos familles désapprouvaient notre
mariage. Un ami nous a proposé d’aller en Libye et de nous aider à y trouver du
travail. Il était commerçant. Il faisait souvent les allers-retours et il
connaissait bien la route et le pays. Nous sommes partis avec lui et sa famille
(son épouse et son enfant), dans sa voiture. Le voyage était difficile et a
duré une semaine. Il y avait des check-points partout pour le contrôle des
ethnies et nous devions souvent traverser à pied par la brousse pour les
contourner. Après, il a fallu payer les passeurs parce qu’on ne pouvait pas
franchir la frontière du Niger. Notre ami connaissait les passeurs et il a
payé. Nous sommes entrés en Libye. Il ne pouvait pas nous garder chez lui, car
il vivait dans une pièce avec sa famille, mais il nous a adressés à une famille
arabe.
Chez cette famille,
nous avons vécu en 2014 et 2015 dans une pièce. Mon mari partait travailler
pour le bâtiment et la construction tandis que je faisais les tâches ménagères
et la cuisine chez nos logeurs.
Puis les troubles ont
éclaté subitement. Les avions passaient au-dessus de nos têtes et la population
arabe s’est subitement soulevée contre les noirs. Nous vivions dans le quartier
où se trouvaient une majorité de populations d’origine noire africaine et une
minorité d’Arabes. Ils savaient à quelles portes frapper, car ce sont les Arabes
qui nous louaient nos logements. Ils étaient armés. Ils cassaient les portes et
emportaient les gens. La famille nous a alertés pour que nous fuyions, mais
nous n’avons pas su ce qui se passait et nous ne savions pas où aller. Peu
après, nous avons été pris aussi. Ils ont emmené mon mari je ne sais où et,
avec ma fille de 10 ans, nous avons été conduites dans une espèce de prison
pour les femmes.
C’était un endroit
vaste, comme un terrain vague, avec des barres de fer autour, une balustrade.
Nous étions très nombreuses et serrées les unes contre les autres. Certaines
avaient des nouveau-nés ou des petits avec elles, d’autres étaient enceintes et
même certaines ont accouché dans cet endroit, directement par terre, sans
aucune assistance médicale. Nous dormions à même le sol, serrées les unes
contre les autres. On ne pouvait même pas payer de rançon pour être libérées.
Avec ma fille, nous sommes restées trois semaines là-dedans. La nuit, quand le
patron de la prison n’était pas là, les petits gardes nous surveillaient. Ils
faisaient du trafic. Ils nous vendaient à d’autres Arabes, qu’ils amenaient.
Ils ouvraient la prison et leur faisaient choisir celles qui leur plaisaient.
Celles qui refusaient étaient abattues sur place, directement, devant tout le
monde. Il y en a une qui a été assassinée juste devant mes yeux. On lui a tiré
dans la poitrine. Il y avait du sang partout et elle suffoquait en mourant.
C’était terrifiant. Ils m’ont prise toutes les nuits. J’ai été violée et
brutalisée toutes les nuits. Des fois ils étaient cinq, des fois ils étaient
dix, des fois ils étaient trois. Chaque nuit ils venaient et ça recommençait. A
un moment, dans la prison, ils sont venus pour acheter une fille dans
l’après-midi, et ils ont choisi une petite fille, mais sa mère n’a pas voulu.
[…] […] Je ne peux pas raconter la suite. […] Ils choisissaient et tout se
passait au milieu et devant tout le monde. Ils nous violaient sur place. Quand
ce n’était pas mon tour, je serrais ma fille contre moi pour qu’elle ne regarde
pas. Mais elle entendait les cris et les bruits et elle pleurait.
Notre patron
connaissait certains des ravisseurs. Grâce à Dieu, il a pu négocier avec eux et
il a payé une rançon. Ils ont accepté de nous laisser nous enfuir. Nous avons
quitté comme des évadées, en rampant par terre avec ma fille, pour nous cacher.
Il y avait des problèmes de rivalités entre gangs qui nous échappaient, mais
j’avais compris que c’était dangereux, qu’ils n’étaient pas tous au courant, et
que nous risquions d’être attrapées.
Nous avons traversé
par la mer. J’ai eu très peur parce que nous savions que beaucoup de gens
meurent noyés. Mais nous avons été secourus et amenés en Italie. Nous avons
d’abord été hébergés sous une bâche avec notre fille, pendant presque deux
mois. L’endroit était juste un terrain non aménagé. Il n’y avait pas de
sanitaires et les gens devaient faire leurs besoins par terre. Mon mari a eu la
chance de trouver du travail à la journée, 25 euros par jour, pour ouvrir les
huitres. Après nos plaintes, parce que ce n’était pas une vie, nous avons été
transférés dans une ville et hébergés dans un vieil immeuble pour demandeurs
d’asile.
Dans cet endroit,
l’eau entrait dans la chambre et il fallait régulièrement éponger. Les matelas
étaient vieux et sales, posés à même le sol. Ils étaient mouillés. Quand nous
nous sommes plaints auprès du personnel d’intendance, ils nous ont menacés de
nous enlever notre fille pour la remettre aux services sociaux, en faisant un
faux rapport ! J’étais effrayée à l’idée d’être séparée d’elle. On ne nous
donnait que des spaghettis à manger et parfois la nourriture était avariée.
Nous avons trouvé des asticots dans nos repas. C’était insupportable pour moi.
Je souffrais et je n’avais personne à qui parler. On ne s’occupait pas de nous.
Notre fille n’allait pas à l’école et je la savais dans la même détresse que
moi. Je ne savais pas quoi lui dire. Nous étions dans le centre et c’est tout.
Nous sommes restés 4 ou 5 mois dans cet endroit qui était insalubre à cause de
l’humidité, puis nous avons quitté pour la Suisse.
Au centre fédéral à Vallorbe
et à Perreux, c’était difficile. Nous sommes restés pendant trois mois avec
notre fille, sans savoir ce qu’on allait faire de nous. A Vallorbe, nous
n’avions pas accès aux soins. Mon mari est tombé une fois. Il a dû faire une
sorte de crise de panique ou de stress, je ne sais pas au juste. L’infirmière
du centre lui a juste donné un verre d’eau en disant que ça ira mieux, que
c’était un peu de fatigue. Un verre d’eau, vous vous rendez compte ? Il a
fait une nouvelle chute le 1er février. Cette fois nous étions à
Lausanne. Il s’est mis à délirer. Il croyait qu’il était en Libye et il ne
savait plus où il était et son psychologue a décidé de l’hospitaliser. Quand
j’ai été lui rendre visite, il ne me reconnaissait pas et il parlait de choses
qui n’étaient pas normales. Il est resté trois semaines à l’hôpital.
Nous avons reçu une
décision Dublin de renvoi vers l’Italie et le recours a été rejeté en quelques
jours. Nous étions encore au centre fédéral. En Italie nous n’avions pas de
prise en charge médicale. Ma fille devenait dépressive à cause de ce que nous
avions vécu en Libye. Il n’y avait que des pâtes à manger, tous les jours, tous
les jours des pâtes, des pâtes. Au bout d’un moment, elle ne voulait plus
manger et je ne savais pas quoi faire. Elle n’avait aucune activité là-bas.
Elle n’allait pas à l’école. Elle et moi, nous pensions tout le temps à ce que
nous avions vécu et nous n’avions personne à qui parler. Nous étions seules avec
des problèmes qui nous dépassaient et nous avaient gravement choquées et
meurtries.
Ici, ça va. Ma fille
fait du théâtre et elle va beaucoup mieux. Elle est contente d’aller à l’école
et elle suit bien. Elle essaye d’oublier. Nous avons trouvé des activités pour
les enfants sur internet et elle y va tous les mercredis. Moi aussi, je suis
une psychothérapie de soutien et j’essaie d’oublier.
Nous sommes toujours
menacés d’être renvoyés en Italie manu militari par la police, débarquant en
nombre au petit matin dans notre domicile quand nous serons encore au lit.
C’est comme ça qu’ils font ici. Chaque heure je prie Dieu que notre fille n’ait
pas à vivre ça. Je ne supporte plus toute cette brutalité. Je veux seulement
vivre en paix et que ma fille puisse continuer d’aller à l’école. »
Dans cette affaire, ni le SEM, ni le Tribunal (TAF) n’ont
pris en considération la gravité des violences vécues par chacun des membres de
la famille. Celles-ci n’avaient pas même pu être exposées au cours de
l’audition expéditive que conduit le SEM dans les situations
« Dublin », portant sur les vagues motifs d’asile et les vagues
arguments contre un renvoi en Italie. Les gens ne sont pas entendus et leurs problématiques
médicales sont ignorées, simplement en les privant d’accès à un médecin pendant
toute la durée de la procédure, ce qui empêche tout diagnostic. « Vous
serez soignés dans le canton », leur répète-t-on. Mais trois mois plus
tard, lorsqu’ils sont enfin attribués à un canton, le recours au TAF est déjà
rejeté, et ils ne doivent plus attendre que l’exécution de leur renvoi.
Les autorités, censées statuer sur la protection que la
Suisse offrirait aux victimes de tortures, ont dénié les violences endurées par
cette famille et leur douleur. Elles ont organisé la procédure de telle sorte
que les événements importants concernant leur demande de protection ne puissent
pas être formulés à temps. La famille est maintenant exposée à une exécution
forcée du renvoi. Le canton de Vaud a déjà prononcé une assignation à
résidence, c’est-à-dire prépare une descente de police prochainement au centre
EVAM de Valmont pour une opération de renvoi musclée, à l’encontre de personnes
ayant subi des atteintes extrêmes et multiples à leur intégrité, donc
fragilisées, désorientées et déstabilisées.
L’enfant elle-même a été témoin d’horreurs effroyables qu’elle
ne peut pas expliciter à son âge. L’arrivée soudaine de la police pendant son
sommeil et le changement radical de son environnement induit par l’exécution du
renvoi seront une nouvelle expérience de la force extrême des adultes sur son
existence, et de l’impossibilité que ses parents ont de la protéger, une
nouvelle atteinte contre son sentiment de sécurité. En tant qu’enfant, sa
situation personnelle est négligeable du point de vue des autorités qui
considèrent qu’elle ne fait que suivre le sort de ses parents.
La procédure de renvoi Dublin fonctionne ainsi comme un
multiplicateur de violence, un processus administratif par lequel la torture
est niée ou ignorée, dans le but politique impérieux de renvoyer hors du
territoire suisse le plus grand nombre possible de requérants d’asile considérés,
en tant que tels, comme indésirables. L’objectif de répression dépasse de très
loin toute considération en rapport avec les fondements mêmes des droits de
l’homme, qui sont la lutte contre la torture et la protection accordée aux
victimes d’actes inhumains et dégradants.
Pour citer ou reproduire l’article :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire