Renvoi brutal d’une famille, désarroi de ceux qui restent
LeysinArrachée à son quotidien le 16 avril pour être expulsée vers la Géorgie, la famille D. laisse un grand vide derrière elle.
Il y a cette paire de boucles d’oreilles finement ciselées posée sur la coiffeuse, une crème contre le froid, qui servait sans doute à protéger le visage et les mains des enfants, et sur la table de la cuisine, le lapin en chocolat que personne n’a eu le temps d’entamer. Intimité ordinaire d’un foyer violée par les bottes des policiers, puis par celles des journalistes.
À Leysin, il y a les objets laissés par la famille D., arrachée à son quotidien ce 16 avril au petit matin pour être expulsée vers la Géorgie. Et puis il y a ceux qui restent. Les amis, les voisins, les professeurs, tous ces gens qui constituaient l’univers des D., et qui, depuis un mois, ruminent les mêmes interrogations. Pourquoi eux, après huit ans? Et aussi: quelle machinerie absurde peut pousser un père de famille à s’automutiler devant ses enfants tant il était désespéré à l’idée d’être renvoyé?
Les statistiques le montrent: Vaud expulse de plus en plus de femmes et d’enfants de force depuis 2016. Comme l’a rappelé le député Vert Raphaël Mahaim lors d’une conférence de presse donnée à Lausanne, l’article 89b de la loi sur l’asile, qui permet désormais à Berne de punir financièrement les cantons «cancres» en matière de renvois, «pèse sur les décisions du département de Philippe Leuba».
À Leysin, pourtant, personne n’imaginait que la famille D. pût être expulsée durant les vacances de Pâques. «En février, la maman, Marina, avait été internée car l’idée de revivre l’horreur subie en Géorgie la traumatisait, raconte Nicolas Vaudroz, voisin et ami. Après son retour, ils semblaient confiants et sereins comme jamais auparavant. J’ai croisé Erik, le père, quelques jours avant le renvoi. Il m’a dit: «Je pense que ça devrait aller jusqu’à la fin de l’année».
Bénévole à l’Association Sainte-Agnès Contacts, qui soutient les réfugiés de Leysin, Isabelle Burger connaît depuis une quinzaine d’années le frère d’Erik D., qui, lui, a obtenu un permis de séjour en Suisse. En 2017, elle était intervenue en tant qu’infirmière pour empêcher l’expulsion de leur père. Leur mère, elle, avait été renvoyée en 2013. «Le frère d’Erik, qui avait tenté de s’interposer, avait été contenu avec un Taser», se souvient la bénévole. La maman était revenue en Suisse en 2016.
Des enfants au coeur brisé
Tous deux ont été placés dans un vol spécial ce 16 avril en compagnie de leur fils Erik, de sa femme Marina et des trois enfants de ce couple, âgés de 7, 4 et 2 ans. «Cette fois, j’ai vu arriver les fourgons de police raconte Isabelle Burger. Je me suis dit: toute seule, je ne pourrai rien faire. Il aurait fallu qu’on intervienne en masse, mais on n’était pas du tout préparés. Ces derniers mois, les renvois s’étaient calmés.»
Selon leurs proches, les D., qui appartiennent à la minorité yézidie, sont menacés de représailles en Géorgie. En cause: le mariage du frère d’Erik avec une femme issue d’une autre caste. Le frère ayant fui vers la Suisse, la vengeance se serait reportée sur le reste de la famille.
Nés en Suisse, les enfants D. ont grandi avec ceux des Vaudroz. Depuis 2013, les premiers logeaient dans la maison familiale des seconds, composée de plusieurs appartements. Dans le carnet de croquis de Munay, l’une des filles de Nicolas Vaudroz, on peut voir une barbe à papa, un arc-en-ciel, un sapin de Noël, puis un cœur brisé, avec des flèches qui soulignent à quel point il est écartelé, et enfin un dessin de la maison où vivaient les deux familles.
Les mots des adultes ne disent pas autre chose. «À la rentrée, Emily, l’une des filles D., devait venir à son cours, raconte Kim Languetin, présidente de l’association Leysin Danse. D’autres parents m’ont appris qu’elle avait été expulsée pendant les vacances. En lisant les récits de ce renvoi dans les journaux, j’ai eu le cœur arraché.» Ce samedi, la professeure dansera à la place de son élève lors de la première du spectacle. «J’ai dû bricoler un peu la chorégraphie. Mais je ne sais pas comment expliquer aux plus petits ce qui s’est passé.»
Parce qu’elle abrite un foyer pour requérants d’asile, la station n’en est pas à son premier renvoi. «Plein de drames ont eu lieu là-haut», raconte Martha Walker, qui soutient des réfugiés dans leur apprentissage du français. Mais si l’expulsion de la famille D. choque, c’est aussi en raison de l’état de santé de ses membres: atteint d’un trouble du spectre autistique, le fils aîné, qui avait fait d’énormes progrès grâce à son intégration scolaire, ne pourra pas bénéficier d’un encadrement adéquat en Géorgie, selon Nicolas Vaudroz: «Les établissements refusent de l’intégrer parce qu’il ne maîtrise pas le géorgien. Les enfants D. ne parlent que la langue des Yézidis, le français et un peu de russe.» Quant aux deux parents, ils présenteraient des risques suicidaires élevés. Chargée de l’encadrement «médical» des requérants, la société privée controversée Oseara a toutefois estimé qu’ils étaient «fit to fly» – aptes à voler. «Toute ma vie j’ai travaillé dans le domaine médical, ajoute Martha Walker. Je ne sais pas quel genre de médecin peut cautionner ce type d’opération.»
En réponse à une question du député Jean-Michel Dolivo, la conseillère d’État Béatrice Métraux a déclaré au Grand Conseil le 14 mai que le gouvernement «fera toute la lumière sur ce dossier» et qu’il demandera à Berne qu’Oseara s’adapte aux circonstances extrêmes «en vue de protéger l’intérêt des enfants». (24 Heures)
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