Une personne de 86 ans doit apprendre le français pour obtenir
une autorisation de séjour : Le SPOP fait une interprétation restrictive de la loi.
AJ est née en 1933 au Sri Lanka. Elle est tamoule, issue d’une communauté
minoritaire fortement réprimée par le gouvernement sri-lankais. Femme cultivée,
AJ a travaillé toute sa vie en tant qu’institutrice dans une école où elle
enseignait l’anglais. Ses enfants ont fait des études universitaires et ont
connu, malgré la guerre, une vie professionnelle et sociale dans une certaine
mesure florissante.
Le durcissement de la répression
à la fin de la guerre renverse le sort de sa famille. Soupçonnés d’être
séparatistes et leurs vies menacées, ses enfants ne voient pas d’autres
solutions que d’opter pour la voie de l’exil en laissant derrière eux emploi,
famille et tout ce qu’ils avaient construit. Une grande partie de la famille élargie
d’AJ avait aussi fui le Sri Lanka.
AJ décide quelques années plus
tard de quitter son pays avec son mari pour joindre ses enfants en Suisse. La
santé de son époux s’était aggravée et le couple, déjà très âgé, souffrait fortement
de l’absence de leurs enfants.
Le couple arrive en Suisse en
2008. AJ était âgée de 75 ans. Ils demandent l’asile, mais le SEM ne leur
octroie qu’une admission provisoire. Les premières années d’AJ en Suisse étaient
loin d’être réconfortantes. Une admission provisoire implique de fortes
restrictions dans le déplacement et dans les moyens d’intégration. Malgré tous
ces obstacles, elle parvient à créer des liens sociaux dans la communauté où
elle habite. Elle se rend souvent à l’église de son quartier où elle participe,
entre autres, en tant que bénévole aux activités de la paroisse et entre en
contact avec un bon nombre de personnes, laïques et religieuses. Mais en 2016,
son époux décède. Tombée dans une forte dépression et dépendante moralement de
ses enfants, un retour d’AJ au Sri Lanka n’est plus envisageable.
En 2017, AJ dépose une demande d’autorisation
de séjour. Toute sa famille est en Suisse, son mari est enterré en sol
helvétique. A l’âge de 85 ans, il n’y a plus de sens pour AJ de retourner dans
son pays d’origine. En mars 2019, le SPOP émet un préavis avec l’intention de
lui refuser l’octroi d’un permis B. L’autorité cantonale se base sur l’argument
qu’AJ « ne parle pas du tout français ».
Pour autant que la loi exige des
compétences linguistiques pour juger du niveau d’intégration d’un étranger, il
est nécessaire que ceux qui ont la charge de son exécution intègrent dans leur
analyse les éléments particuliers du cas afin d’émettre une décision juste et
équitable et transmettre ainsi la vraie intention de la loi. L’analyse du SPOP,
fondée sur une application littérale et restrictive de la loi, s’oppose
clairement à ce qui est juste et équitable. Elle est, d’ailleurs, perçue comme
obtuse puisqu’elle ne considère pas ce qui est même évident pour le sens
commun : la capacité cognitive d’une personne est fortement réduite après
l’âge de 70 ans.
Ce que l’autorité cantonale
demande est donc inatteignable. AJ a actuellement 86 ans. Elle ne pourrait
jamais prétendre à un permis B et serait contrainte de rester sous le coup d’un
permis F pour le reste de sa vie, qu’elle passera, en tout cas, en Suisse. Le
SPOP a ainsi oublié le principe juridique de la proportionnalité, qui exigerait
l’interprétation du critère de l’intégration pour l’octroi d’une autorisation
de séjour en fonction des efforts faits par le requérant ainsi que des
obstacles non inhérents à celui-ci. Ainsi, AJ ne devrait pas être condamnée à
demeurer sous le coup d’un statut précaire alors que son incapacité de répondre
à des exigences scolaires de connaissance du français n’est pas fautive.
Les Romains définissent le « iruis
prudens », c’est-à-dire, celui qui a entre ses mains l’application et
l’interprétation de la loi, comme le connaisseur des choses humaines
(humanaeque rerum notitia) et de ce qui juste et injuste (iusti et iniusti
scientia). Le préavis de l’autorité
cantonale démontre donc l’aveuglement de l’administration face à la réalité
humaine des personnes admises provisoirement et l’injustice qu’il génère. Si
bien que la décision de l’administration discrimine en premier plan les exilés,
elle entraîne implicitement la violation d’autres aspects protégés par la loi.
En l’occurrence, l’exigence envers AJ d’apprendre le français est un acte
d’injustice non pas seulement vis-à-vis des refugiées, mais aussi envers des
personnes âgées et des personnes malades.
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