10.11.2020 Danaël est
érythréen d’origine. Il a déposé une demande d’asile en Suisse en mars 2009,
que le SEM a rejetée. Cela fait plus de onze années qu’il vit sans perspectives
d’avenir et privé du droit de travailler, et ainsi de conduire sa vie de
manière autonome. Il a passé toute sa vingtaine à l’aide d’urgence. Il est âgé
de 31 ans maintenant et il raconte son expérience :
« J’ai pu faire des
programmes d’occupation avec l’EVAM jusqu’en 2017 mais depuis trois ans, l’EVAM
ne me donne plus rien. Même si je demande régulièrement, ils me disent
d’attendre. Je ne fais plus rien de mes journées, des promenades… Avec la
pandémie, les choses sont encore plus difficiles. Je ne vais plus non plus à
Mozaik où j’aidais un peu à l’atelier de menuiserie ou à la vaisselle. Avant, j’allais
deux fois par semaine. A Caritas, j’allais aussi faire des cours de français,
boire un café, discuter un peu. J’allais aussi à Point d’Appui des fois.
J’allais aussi à l’église orthodoxe à Lausanne, toutes les semaines. Mais avec
le covid, je ne peux plus aller nulle part et mes journées sont vides. L’EVAM
ne m’a jamais donné de cours de français, à cause du papier blanc. J’ai eu le
permis N pendant 6 mois, et maintenant le papier blanc depuis 11 ans.
Un de mes frères
est mort en Lybie, fin 2009. J’ai encore un frère et une sœur en Erythrée, mais
depuis 2011 environ, je n’ai plus de contacts avec eux. On avait un contact par
Facebook avec le compte de mon frère mais ce compte a disparu. Je ne sais pas
ce qu’il s’est passé. Je n’ai aucune nouvelle, je ne sais pas ce qu’ils sont
devenus, ni où ils sont, ni s’ils sont encore en vie. J’essaie de prendre des
nouvelles dans la communauté érythréenne, mais personne ne les connaît.
J’ai suivi les
cours de français à Caritas de 2009 à 2017, par périodes, une à deux fois par
semaine. Maintenant, je parle bien le français.
Cette situation,
c’est beaucoup de souffrances pour moi. J’ai connu dix-sept centres collectifs
de l’EVAM, les abris antiatomiques aussi, à Préverenges pendant une année, à
Orbe, celui de Nyon, encore une année au Sleep-in à Morges. Je devais sortir le
matin, passer la journée dehors, et revenir le soir pour le repas et la nuit. A
Nyon aussi, il fallait sortir la journée, j’y suis resté une année, et six mois
à Orbe, et six mois à celui du Mont sur Lausanne. J’ai passé quatre ans comme
ça à errer dans les rues la journée par tous les temps, pluie, neige, vent,
froid, humidité, tous les jours de l’année. J’ai passé 5 ans dans le centre à
Vevey de 2014 à 2019. Je logeais dans un dortoir avec deux autres hommes. Je
n’avais pas d’intimité, toujours du bruit la nuit, il y a souvent des gens qui
se bagarrent, ils ont beaucoup de stress et sont tous dans des situations
difficiles, ce qui pèse sur le moral. C’est un mauvais endroit. J’ai dormi dans
des dortoirs de 4 hommes, de 6 hommes, jusqu’à 20 hommes dans les abris PC.
Cela ne fait qu’une année que je suis un peu tranquille, depuis que l’EVAM m’a
donné un appartement.
J’ai tenu bon et je
n’ai pas sombré dans l’alcool. Je ne me suis jamais laissé impliquer dans des
bagarres et je n’ai jamais eu de problèmes avec la police.
Quand même je suis
très démoralisé et épuisé par toutes ces années d’errance et d’absence de
perspectives. Je n’ai pas pu construire ma vie. Ma situation ici est bloquée et
je n’arrive plus à envisager mon avenir. Ma vie ne sert à rien et je me sens
inutile. Comme je n’ai pas de famille ici, je n’ai personne à qui me raccrocher
et je vis dans une grande solitude. Tous mes amis ont des papiers et font leur
vie.
J’ai été un an dans
la prison de Makalawi. C’étaient des cellules de 6 à 10 personnes avec des
nattes par terre pour dormir. Ils nous donnaient du pain et des pâtes à manger
deux fois par jour, et de l’eau. Les gardiens m’emmenaient dans les sous-sols,
dans une pièce sans fenêtre et ils me frappaient avec les poings et avec une
matraque. J’ai reçu des coups aux jambes, sur les côtes, aux bras, à la nuque
et sur la tête. J’étais à la merci des autorités et c’était une expérience
terrifiante, qui m’a profondément marqué.
Ici, j’ai tout fait
pour essayer de m’en sortir. J’ai suivi des cours de cuisinier avec l’EVAM et
j’ai obtenu le certificat. J’aidais à préparer les repas pour les gens qui sont
à l’aide d’urgence, comme moi. J’aimerais travailler dans la restauration ou
faire des stages comme j’avais fait à l’EMS de Romanel, pendant un mois. J’ai
suivi le programme d’occupation cuisine pendant 3-4 ans. J’aime faire la
cuisine et participer à ces activités et c’est ce que je ferais si j’avais un
permis. »
Selon la
jurisprudence de la CRA, il n’est pas acceptable de laisser une personne dans
l’incertitude sur son sort pendant de longues années : « Or, laisser une
personne sans statut et à la charge de la collectivité, pendant autant
d'années, n'est pas acceptable. S. S. est en effet entrée en Suisse à l'âge de
22 ans et séjourne maintenant en Suisse depuis plus de onze ans. Elle a donc
passé le tiers de son existence dans ce pays. Nul doute que cette impossibilité
d'exécuter son renvoi qui dure depuis plus de dix ans a créé une situation
inacceptable d'un point de vue humain dans la mesure où l'absence de statut et
l'incertitude quant à l'avenir provoquent une grande détresse morale. » (JICRA
2002/17, consid. 6.d)
Cette jurisprudence
est maintenant oubliée. Les autorités n’ont plus d’hésitation à laisser ainsi
les gens dans une situation de grande précarité sur le très long terme. Il
s’agit de formes graves d’exclusion sociale, d’atteinte à la vie économique et
privée, et de discrimination de groupes de personnes désignées selon le statut
qui leur est assigné par les autorités elles-mêmes, selon leurs pratiques
administratives en matière d’asile. Ces gens sont dépendant des modalités de
discrimination et de ghettoïsation organisées spécialement pour eux par le SEM,
le SPOP et l’EVAM. Il n’y a pas de consultation démocratique autour du sort des
érythréen.ne.s ou des personnes à l’aide d’urgence sur le long terme. Les
lettres de soutien et de recommandation qui accompagnent les demandes de
régularisation de celles et ceux qui se sont malgré tout construit une vie
sociale ici, ne sont pas prises en considération. Nos autorités déconsidèrent
l’avis des personnes qui témoignent des bonnes relations créées avec des
étranger.è.s. En l’occurrence, Danaël avait pu rassembler de nombreuses lettres
de soutien de personnes avec qui il était parvenu, malgré sa situation
difficile, à créer des liens. Ce réseau a été ignoré du SPOP qui a refusé
l’octroi d’une autorisation de séjour au motif que Danaël ne serait pas
suffisamment intégré. Faire valoir 11 ans de séjour en Suisse et de nombreux
soutiens est une bonne intégration, de sorte que la décision du SPOP n’est pas
réellement motivée autrement que par le Droit du Prince de dire
« non », quand ça lui chante.
La politique
conduite à l’égard des érythréen est interne à l’administration. Elle ne prend
pas en compte la contestation civile et la dénonciation des formes de tortures
psychologiques imposées à cette population dont la situation est bloquée et
sans avenir. Le phénomène le plus marquant ces 20 dernières années des
pratiques en matière d’asile est ainsi la montée de la dictature, qui se
traduit par une généralisation de la répression à des pans entiers de la
population requérante d’asile, le plus souvent sans explications concrètes
autres que : « c’est l’autorité qui décide ».